Au lendemain de la fusillade de Charlie Hebdo, le 7 janvier dernier, le président de la République, François Hollande, a décrété une journée de deuil national. En plus des drapeaux en berne, les établissements scolaires ont effectué une minute de silence. Si dans une très grande majorité, elle a été respectée, près de 200 incidents ont été recensés. 200, cela peut paraître peu, anecdotique même.
Pourtant, ces cas ont fait parler d’eux, alimentant le débat sur l’école, et son incapacité à transmettre les “valeurs de la République”. Face à ces débordements, des sanctions ont été prises, parfois très lourdes. Au sein de l’Éducation nationale, on songe à différentes mesures : formation des professeurs, augmentation des cours d’éducation civique…
Mais de plus en plus de voix s’élèvent dans la communauté professorale : l’adolescence, n’est ce pas l’age où l’on s’oppose à tout ? Y compris aux minutes de silence ? Pour de nombreux professeurs, ces réactions sont démesurées au regard des faits.
De simples adolescents ?
Le 21 janvier dernier, dans l’émission de France 2, Des Paroles et des Actes, deux professeures, Barbara Lefevbre et Laurence de Cock, exprimaient deux positions radicalement différentes. La première, co-auteur de l’ouvrage Les territoires perdus de la République, énonçait que de nombreux élèves, dont ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence, se sentaient plus “musulmans qu’élèves”.
De quoi donner du crédit aux thèses les plus anxiogènes. Et Laurence de Cock, professeure d’histoire, de lui répondre, lapidaire : “Vous désignez des élèves musulmans, moi mes élèves sont tous Français”. Plus loin, cette dernière expliquait l’importance du rôle du professeur face aux interrogations de l’adolescent. D’après Bernard Girard, professeur dans un collège en Mayenne :
“En quarante ans de carrière, je n’ai jamais connu une seule minute de silence qui s’est bien passée”,
“Faire mettre des adolescents au garde à vous, c’est n’importe quoi”, poursuit-il. Pour cet enseignant, le refus d’honorer la minute de silence par les élèves est imputable à leur âge : “À treize ou quatorze ans, on est dans la confrontation permanente”, explique-t-il. Selon lui, l’attitude des autorités est incompréhensible : “On ne leur pardonne pas d’être des adolescents”.
Ils sont nombreux à penser que le rôle de l’école est de répondre aux questions des adolescents. “Ils m’ont posé des questions bien-sûr, des questions de leur âge”, raconte Bernard Girard, “aujourd’hui, ces questions pourraient passer pour de l’apologie du terrorisme”, ironise-t-il.
Un endoctrinement facile
Difficile, peut-être, pour les professeurs, de faire la distinction entre les adolescents simplement “dans l’opposition” et ceux que les filières islamistes embrigadent grâce à internet et aux réseaux sociaux. Face à cette menace, le gouvernement a diffusé, le 28 janvier, une vidéo démontant point par point l’argumentaire des extrémistes afin de dissuader les jeunes de s’engager et de partir faire le jihad.
[#StopDjihadisme] Ils te disent que tu vas aider les enfants syriens, mais… http://t.co/YGl2hwBnAe https://t.co/1mU9iYGHnq — Gouvernement (@gouvernementFR) 29 Janvier 2015
Une école en faillite ?
La question de l’encadrement des élèves par leurs professeurs est soulevée. Entre autres mesures, la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, a proposé que les professeurs soient formés à la citoyenneté, à la laïcité et à la lutte contre les préjugés. Pourtant, ces mesures ne correspondent pas vraiment aux attentes du corps professoral, qui attend une véritable présence, un soutien, comme l’explique le sociologue François Dubet, dans une interview accordée à Rue89 :
“Le problème, c’est l’incapacité de l’école à répondre à cela. C’est la pire des réponses qui a été apportée : laisser chaque enseignant seul dans sa classe, avec ses propres états d’âme, ses propres opinions, ses propres incertitudes.”
Les sanctions, disciplinaires, voire judiciaires qui sont appliquées paraissent aussi, aux yeux de beaucoup, bien trop fortes au regard des faits. Si le ministère juge ces mesures “appropriées”. Jean-Pierre Véran, professeur documentaliste, s’interroge sur son blog :
“Est-il toujours judicieux de poursuivre disciplinairement, voire juridiquement, des adolescents réfractaires, en les assignant à leur geste inacceptable d’irrespect de la minute de silence, en renforçant leur sentiment que décidément l’école ne veut pas d’eux, ne les reconnaît pas comme n’importe lequel de ses propres élèves ?”
D’autant plus que le sentiment de rejet nourri par certains élèves n’est pas nouveau, comme en témoigne cet article de Rue89, publié quelques jours après la tuerie de l’école juive, perpétrée par Mohamed Merrah en 2012. A cette occasion, Marie, professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) avait entendu :
« Ouais, c’était des juifs. C’est pas juste, si ça avait été des Arabes on n’aurait jamais fait de minute de silence. »
De plus, des cours traitant de la citoyenneté, l’éducation civique, sont déjà dispensés en France, du CP à la Terminale.
Une façon de s’attaquer aux parents ?
L’affaire du petit Ahmed, cet enfant de 8 ans entendu la semaine dernière par la police en présence de son père pour “apologie du terrorisme” l’a montré : les enfants ne sont souvent que le moyen d’accéder aux parents. Et ainsi détecter les familles où les idéaux du jihad sont diffusés. Pourtant, dans le cas des adolescents jugés pour apologie du terrorisme, ces condamnations seront inscrites sur leur casier judiciaire. Et non sur ceux de leurs parents.
Le député UMP Eric Ciotti va même plus loin, proposant de mettre en place un dispositif pouvant aller jusqu’à la suppression des allocations familiales aux familles d’élèves ayant perturbé la minute de silence.
En attendant la formation des professeurs à la laïcité et les mesures qu’annoncera François Hollande lors de sa conférence de presse, le jeudi 5 février prochain, cette minute de silence n’en finit pas de faire parler.
Photo d’en-tête : Une salle de classe vidée de ses élèves (Marianna / Créative commons)