Intégration, Politique

Cinq interprétations de la marche “Je suis Charlie” du 11 janvier

Le livre polémique d'Emmanuel Todd publié jeudi Qui est Charlie ?relance le débat sur la signification des rassemblements de l'après-Charlie. Sursaut républicain ou repli d'une société étriquée?

Pour Emmanuel Todd, il n’y a pas de doute : les man­i­fes­ta­tions des 10 et 11 jan­vi­er por­taient en elles les ger­mes de l’is­lam­o­pho­bie. Dans son essai Qui est Char­lie ? paru jeu­di 7 mai, le démo­graphe souhaite démon­ter ce qu’il appelle les “dis­cours una­n­imistes bidons” autour de ces rassem­ble­ments qui ont réu­ni au moins 4 mil­lions de per­son­nes dans toute la France.

Les man­i­fes­ta­tions de l’après-Char­lie sont l’ob­jet depuis qua­tre mois d’analy­ses dif­férentes, voire con­tra­dic­toires. La preuve en cinq exemples.

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1) Un sursaut républicain

Dans ses vœux aux corps con­sti­tués pronon­cés le 20 jan­vi­er, le prési­dent de la République François Hol­lande a vu dans les man­i­fes­ta­tions des 10 et 11 jan­vi­er la preuve de la “vital­ité” du peu­ple français.

“Notre peu­ple a exprimé sa fierté dans les valeurs de la République.(…) La France s’est mise debout, d’un bond, avec la plus grande vigueur.”

Une théorie de la démon­stra­tion de force répub­li­caine partagée par le pre­mier min­istre Manuel Valls, qui a notam­ment appelé à “rester fidèle à l’e­sprit du 11 jan­vi­er” devant l’assem­blée nationale, dans un dis­cours salué par une stand­ing ovation.

Dans une tri­bune pub­liée par Le Monde le 7 mai, le chef du gou­verne­ment a tenu à réaf­firmer “le gigan­tesque élan de fra­ter­nité” des march­es de l’après-Char­lie, en réponse au livre d’Em­manuel Todd.

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2) Une nouvelle “Fête de la Fédération”

Dans un arti­cle paru dans la revue Medi­um et repro­duit sur Medi­a­part, le philosophe Régis Debray com­pare les man­i­fes­ta­tions de l’après-Char­lie au grand rassem­ble­ment qui a réu­ni env­i­ron 500 000 per­son­nes le 14 juil­let 1790 à Paris. Cet événe­ment, duquel a découlé la date de la fête nationale française, a sig­nifié l’u­nité retrou­vée du pays, un an après la prise de la Bastille.

L’ex-con­seiller de François Mit­ter­rand décrit le 11 jan­vi­er comme une “com­mu­nion laïque”  autour de la lib­erté d’ex­pres­sion, qui a ressoudé le peu­ple français. Régis Debray pointe néan­moins le dan­ger d’une société française qui prof­it­erait de ce moment de réc­on­cil­i­a­tion nationale pour se repli­er sur elle-même :

“Une refon­da­tion du nous a par nature un car­ac­tère belliqueux : le eux d’en face n’aura qu’à bien se tenir. (…) Un grand fédéra­teur est aus­si un grand diviseur.”

Un moment de fusion pop­u­laire dirigé aus­si “con­tre les élites, les organ­i­sa­tions con­sti­tuées”, pour l’his­to­rien Jacques Jul­liard. L’éditorialiste de Mar­i­anne a vu dans cette marche record “une journée d’é­man­ci­pa­tion du peu­ple à l’é­gard de la poli­tique”.

3) Des “blancs urbains et éduqués”

Le soci­o­logue et écon­o­miste Frédéric Lor­don estime sur son blog que le nom­bre record de man­i­fes­tants à Paris ne sig­ni­fie pas que “le peu­ple” était présent :

” Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est mon­tré d’une remar­quable homogénéité soci­ologique : blanc, urbain, éduqué. C’est que le nom­bre brut n’est pas en soi un indi­ca­teur de représentativité ”

Une analyse proche de celle de l’es­say­iste Alain Finkielkraut, qui affirme que “la France black-blanc-beur n’é­tait pas là”. L’a­cadémi­cien préfère insis­ter sur ce qu’il voit comme un refus d’une par­tie des Français issus de l’im­mi­gra­tion de rejoin­dre le mou­ve­ment. Loin de ressoud­er le pays, les man­i­fes­ta­tions ont, pour le philosophe, sym­bol­isé le délite­ment de l’u­nité nationale:

” Les quartiers dits pop­u­laires ont boudé la man­i­fes­ta­tion. Il y avait le peu­ple, oui, mais pas le peu­ple qu’on aurait espéré ”

4) “Un refus du fondamentalisme islamiste”

La prési­dente du Front nation­al a décrit dans son dis­cours du 1er mai pronon­cé place de l’Opéra un peu­ple qui s’est uni “pour réaf­firmer son refus du fon­da­men­tal­isme islamiste et son attache­ment aux valeurs de lib­erté”.

Elle a verte­ment réprou­vé l’at­ti­tude du PS et de l’UMP, qui auraient récupéré poli­tique­ment ces rassem­ble­ments de l’après-Charlie :

“Ils ont dénaturé cet élan nation­al, l’ont détourné de son sens pre­mier et s’en sont servi à leur béné­fice exclusif, ce qu’il faut bien admet­tre, est ce qu’ils font le mieux.”

Le 10 jan­vi­er, la députée européenne avait cri­tiqué une marche “récupérée par les par­tis” pour jus­ti­fi­er son refus de par­ticiper au rassem­ble­ment parisien. Elle avait finale­ment défilé à Beau­caire (Gard), devant un nom­bre impor­tant de sou­tiens du par­ti d’ex­trême droite.

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5) Des islamophobes qui s’ignorent

L’en­seignant à l’In­sti­tut nation­al d’é­tudes démo­graphiques (INED) pointe dans son livre Qui est Char­lie ? la sur­mo­bil­i­sa­tion des “vieilles ter­res issues du catholi­cisme” :

” Ce qui a marché en tête des man­i­fes­ta­tions, ce n’était pas la vieille laïc­ité, mais une muta­tion des forces qui avaient autre­fois soutenu l’Eglise catholique, c’est le catholi­cisme zombie.”

Dans un entre­tien à l’Obs le 29 avril, l’es­say­iste assure, pour dénon­cer l’ “impos­ture” de l’u­nité nationale, que les marcheurs étaient en majorité issus d’une France “périphérique, his­torique­ment antirépub­li­caine”. Il relève que les enfants d’im­mi­grés sont pro­por­tion­nelle­ment peu à être venus man­i­fester. Le signe pour lui qu’un repli sur soi et une islam­o­pho­bie latente se cachaient der­rière le sur­saut col­lec­tif invoqué.

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Crédit pho­to: Wiki­me­dia Commons