Les députés de l’Assemblée nationale doivent adopter mardi le projet de loi sur le renseignement, avant son examen par le Sénat prévu fin mai. Opposé à un texte qu’il qualifie d’ « attentatoire aux libertés », Kitetoa, militant des libertés sur Internet et co-fondateur du site Reflets.info, analyse les conséquences d’un projet de loi « antiterroriste » qui couvre des champs aussi larges que l’économie, la politique et le social.
Pourquoi êtes-vous contre le projet de loi sur le renseignement ?
Avant d’être techniques, les raisons sont avant tout philosophiques. La surveillance de masse prévue par le projet de loi sur le renseignement va avoir un impact sur les comportements, sur la vie privée des gens. C’est un bouleversement de la société.
Qu’entendez-vous par surveillance de masse ?
La surveillance de masse ne signifie pas l’écoute de toutes les conversations et de tous les échanges de la population. Ce serait ingérable et inutile d’écouter tous le monde comme le fait la NSA (NDLR : services de renseignement américains). Mais il ne faut pas oublier que pour faire marcher leurs algorithmes, les services français vont devoir utiliser des données, beaucoup de données, dans des volumes très importants. Ils vont donc aspirer auprès des opérateurs téléphoniques le maximum d’informations, dans la limite de leurs capacités.
Quel rôle jouent les opérateurs téléphoniques ?
Les opérateurs téléphoniques sont historiquement liés aux services de renseignement, le bras armé de l’Etat. Depuis des années, ils fournissent des données, mais seulement de manière occasionnelle et dans le cadre la plupart du temps, de réquisitions judiciaires, c’est à dire sous le contrôle d’un juge, dans une procédure contradictoire. Avec ce projet de loi, nous allons peut-être assister à une systématisation de ces échanges, à grande échelle, sans réel contrôle et sans gardes fous.
La création de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement n’est-elle pas censée répondre à ces inquiétudes ?
Cette commission est presque anecdotique. Elle ne permettra pas de véritablement contrôler l’activité des services. Il n’est prévu qu’une consultation a posteriori, et seulement pour avis. N’oublions pas que c’est le Premier ministre qui pourra, discrétionnairement, déclencher des écoutes.
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Comment expliquer l’adoption d’un tel projet de loi ? Est-ce l’effet “post Charlie hebdo” ?
La volonté de renforcer les pouvoirs des services de renseignement n’est pas nouvelle. Elle est le résultat d’une pression croissante des services et de l’activisme de politiques comme Jean-Jacques Urvoas (NDLR : président de la commission des lois de l’assemblée nationale) qui militent en faveur d’un élargissement du pouvoir des services de renseignement, sur fond d’angoisse terroriste. Les attentats n’ont fait qu’accélérer le phénomène et permettent aujourd’hui au gouvernement de faire passer des mesures sur des sujets aussi larges que le secret des affaires et les mouvements sociaux.
La loi aura-t-elle des conséquences irréversibles sur la société ?
C’est très compliqué à évaluer, mais l’apathie de la population est inquiétante. C’est le phénomène du « je n’ai rien à cacher », donc je ne m’oppose pas à la surveillance. Les gens sont prêts à un recul des libertés pour l’illusion d’un gain de sécurité. La population ne mesure pas les conséquences d’un tel projet de loi. Nous avons tous les ingrédients pour créer un monstre du renseignement, quelque chose qui pourrait se rapprocher du modèle de la NSA. Il ne faut pas négliger les transformations inconscientes d’une population qui se sait surveillée à tout instant, dans ce qu’il a de plus intime et qui caractérise l’individualité : la vie privée. Dans vie privée, il y a “privée”. Ouvrir son intimité à un surveillant invisible mais paradoxalement toujours présent, c’est forcément, à un moment ou à un autre, en venir à s’auto-censurer.
Comment expliquer la quasi unanimité des politiques sur un tel projet de loi ?
Les politiques ont peur de l’Internet, de l’horizontalité qu’il produit dans la société. C’est une situation qui fait que les mobilisations peuvent échapper aux politiques et au gouvernement. Le plus incroyable avec le PLR, c’est que les acteurs habituels de la lutte contre la surveillance se retrouvent seuls. Traditionnellement, les militants qui s’engagent dans une lutte pour la protection des droits de l’Homme sont épaulés par l’infrastructure des partis de gauche, et notamment du PS. Dans ce cas précis, il n’en est rien. Et pour cause, la majorité des élus de l’assemblée est prête à donner de nouveaux pouvoirs à des services qui ont montré par le passé qu’ils pouvaient aller loin dans l’illégalité. A l’époque du Rainbow Warrior (1985, NDLR), ils étaient quand même allés jusqu’à provoquer la mort d’un homme en posant une bombe contre un bateau de militants écologistes.
Quels peuvent être les derniers recours ?
Seuls le Conseil constitutionnel et les instances européennes pourraient encore entraver la mise en place d’un système aussi liberticide. Après il sera sans doute trop tard.