Culture

Quatre mois après les attentats, ces personnalités qui ne sont pas “Charlie”

Ils ne sont pas Charlie, du moins pas Charlie Hebdo. L’attaque terroriste du 7 janvier, qui a causé la mort de 12 personnes, a provoqué un émoi national sans précédent. Mais quatre mois après, certains l'assument, ils ne sont pas "Charlie".

 

Loin de la marche « répub­li­caine » du 11 jan­vi­er qui a réu­ni près de qua­tre mil­lions de Français, quelques intel­lectuels et artistes sor­tent de l’ombre pour exprimer leur désac­cord avec cet esprit « Char­lie ». De Boo­ba à Emmanuel Todd, focus sur ceux qui ne sont pas (et qui n’ont jamais été) « Charlie ».

Booba

“Ai-je une gueule à m’ap­pel­er Charlie?”

Le rappeur, dont l’album Futur s’est ven­du à près de 200 000 exem­plaires, n’était pas en France au moment des atten­tats. Jusque-là à peu près muet sur les événe­ments du 7 jan­vi­er, la star du rap a finale­ment abor­dé la ques­tion pour la pre­mière fois dans son nou­v­el album « D.U.C » sor­ti le 13 avril dernier.

Comme à son habi­tude, Boo­ba n’a pas mâché ses mots. Dans son morceau « Les meilleurs », il lâche : « Ai-je une gueule à m’ap­pel­er Char­lie ? Réponds-moi moi franche­ment. T’as mal par­lé, tu t’es fait plomber. C’est çà la rue, c’est çà les tranchées ».

Dans un entre­tien accordé au Parisien, le rappeur s’est même dit éton­né qu’il n’y ait pas eu d’attentat avant. « Char­lie Heb­do a pris des risques, a‑t-il expliqué. Quand tu t’at­taques à une reli­gion, tu sais que des extrémistes peu­vent réa­gir ain­si. Quand on joue avec le feu, on se brûle. » Comme pour nuancer les pro­pos tenus dans sa chan­son, celui qui habite à Mia­mi et dit avoir vécu les événe­ments sous le slo­gan « I am Char­lie » ne min­imise pas la vio­lence de ces actes ter­ror­istes : « Je com­prends l’indig­na­tion des gens (…) je ne cau­tionne pas de tels actes ter­ror­istes… » Seule­ment, la provo­ca­tion de l’hebdomadaire envers l’Islam est allée trop loin à ses yeux : « Je com­prends aus­si l’indig­na­tion de cer­tains musul­mans qui ont eu le sen­ti­ment d’être insultés par un journal.»

Emmanuel Todd

“Le rassem­ble­ment du 11 jan­vi­er est une imposture”

Parce qu’il déclare avoir été con­fron­té à une “vague irré­sistible face à laque­lle il ne ser­vait à rien de par­ler” lors de la marche du 11 jan­vi­er, l’his­to­rien Emmanuel Todd ne sort de son silence qu’au­jour­d’hui, à l’oc­ca­sion de la pub­li­ca­tion de son livre Qui est Char­lie? le 7 mai prochain.

Dans un entre­tien à L’Obs paru mer­cre­di, l’au­teur avait affir­mé que l’événe­ment qui avait réu­ni 4 mil­lions de per­son­nes n’était qu’un épisode de «  fausse con­science  »  et de faux unanimisme.

120 jours après les man­i­fes­ta­tions post-atten­tats, l’auteur cherche à étudi­er dans son livre la sig­ni­fi­ca­tion pro­fonde de ce qui restera comme le plus impor­tant rassem­ble­ment de l’histoire mod­erne du pays. Le juge­ment est sévère : “Lorsqu’on se réu­nit à 4 mil­lions pour dire que car­i­ca­tur­er la reli­gion des autres est un droit absolu (…) et lorsque ces autres sont les gens les plus faibles de la société, on est par­faite­ment libre de penser qu’on est dans le bien, dans le droit, qu’on est un grand pays for­mi­da­ble. Mais ce n’est pas le cas. (…) Un sim­ple coup d’œil à de tels niveaux de mobil­i­sa­tion évoque une pure et sim­ple imposture.”

Loin de prôn­er l’e­sprit “Char­lie”, Emmanuel Todd ne cache pas son ressen­ti : “Pour la pre­mière fois, je n’ai vrai­ment pas été fier d’être français.” En cause : les valeurs défendues par les class­es moyennes qui ont majori­taire­ment défilé le 11 jan­vi­er dernier. Après s’être penché sur la car­togra­phie et la soci­olo­gie des marcheurs parisiens et provin­ci­aux, l’in­tel­lectuel assure que ce sont les régions les moins répub­li­caines par le passé qui ont le plus man­i­festé pour la laïc­ité. Un con­stat qui le pousse à clamer haut et fort que “les dis­cours una­n­imistes étaient bidons.”

Face à ces pro­pos, l’es­say­iste et jour­nal­iste Car­o­line Fourest a vive­ment réa­gi ce matin sur France Inter en jugeant son atti­tude “irre­spon­s­able”. “Ses mots n’ont aucun sens, a‑t-elle affir­mé. Je ne sais pas ce qui lui per­met de cri­ti­quer un moment de partage qui était tout sauf une volon­té d’humilier qui que ce soit. Vouloir démo­bilis­er les gens, c’est infect. »

Joyce Carol Oates

« Il y a un prob­lème très déli­cat à hon­or­er “la lib­erté d’expression sans approu­ver ce qui ressem­ble à un dis­cours de haine”. »

Célèbre poétesse et roman­cière améri­caine, Joyce Car­ol Oates a provo­qué la polémique aux côtés d’autres auteurs dans le cadre du gala annuel du PEN Amer­i­can Cen­ter. Lors de cette céré­monie prévue le 5 mai prochain à New York, le prix du “courage de la lib­erté d’expression” sera remis à l’heb­do­madaire Char­lie Heb­do. Seule­ment voilà : la roman­cière con­sid­ère le jour­nal satirique comme sex­iste et xéno­phobe et a signé une péti­tion qui s’op­pose à la remise du prix.

Joyce Car­ol Oates accuse Char­lie Heb­do de “se moquer d’une part de la pop­u­la­tion française qui est déjà mar­gin­al­isée et vic­tim­isée”. Ses tweets témoignent de la même colère : « Il y a un prob­lème très déli­cat à hon­or­er “la lib­erté d’expression sans approu­ver ce qui ressem­ble à un dis­cours de haine”. » La poétesse ne manque pas d’a­jouter que Char­lie Heb­do avait déjà eu « une énorme publicité ».

Ce boy­cott par des intel­lectuels du prix est l’énième rebondisse­ment d’une con­tro­verse apparue aux Etats-Unis peu après les atten­tats du 7 jan­vi­er. Si les 21 intel­lectuels à l’o­rig­ine de la polémique se dis­ent tous ardents défenseurs de la lib­erté d’ex­pres­sion, la plu­part se dis­ent mal à l’aise à l’idée de par­ticiper à la célébra­tion d’un lau­réat et d’une ligne édi­to­ri­ale qu’ils refusent de cautionner.
L’an­ci­enne direc­trice du PEN, Francine Prose, a ain­si déclaré qu’elle “ne pour­rait pas s’imag­in­er assise dans une salle qui ferait une ova­tion debout à Char­lie Heb­do.” Dans ce con­texte, Joyce Car­ol Oates a tout de même pré­cisé sur son compte Twit­ter qu’il était impor­tant de con­tin­uer à soutenir la céré­monie du PEN mal­gré cer­taines remis­es de prix discutées.