“Si l’on veut pleinement réussir l’intégration de la religion musulmane dans la République, il ne faut rien s’interdire”, déclarait François Fillon au Figaro, le 5 février. Et de poursuivre : “La loi ne nous offre pas aujourd’hui la possibilité de contrôler la formation des imams, pas plus que la source de financement des lieux de culte.”
Cette “loi” évoquée par l’ancien premier ministre est la loi de 1905, ou “loi de séparation des églises et de l’Etat”. Un texte qui, depuis un siècle, fixe le cadre de la laïcité à la française, et auquel François Hollande ne veut pas toucher, après avoir promis de la constitutionnaliser pendant la campagne présidentielle de 2012.
Mais que dit exactement cette loi de 1905 ? Et surtout qu’en reste-t-il ? Car le texte actuellement en vigueur n’est pas exactement celui de 1905 et son application est sujette à controverse. Si les grands principes de la loi existent toujours, ils ont été plusieurs fois amendés au cours de son siècle d’existence.
1. Dans le texte, de grands principes toujours appliqués
Adoptée le 9 décembre 1905 à l’initiative d’Aristide Briand, alors député républicain et socialiste, la loi concernant la séparation des églises et de l’Etat est issue d’un consensus sur quelques grands principes qui fondent la laïcité.
Ces principes furent décrits et analysés par le Conseiller d’Etat Rémy Schwartz, qui a remplacé Arno Klarsfled à la tête de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), lors d’un colloque sur la loi de 1905 à l’université de Paris 1.
La liberté de conscience et la libre manifestation des convictions
C’est le premier article de la loi de 1905.
“La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.”
Conséquence logique de cette liberté de conscience, la liberté de manifester ses convictions est aussi assurée par la loi de 1905.
Ce droit peut être exercé par des “associations cultuelles” instaurées par la loi de 1905. Leur statut est dérivé des “associations de loi 1901”, avec plusieurs limitations, expliquées par M. Schwartz : “Toute religion, quelle qu’elle soit, se voit reconnaître un caractère cultuel […] si elle réunit un élément subjectif, une foi en un dieu, quel qu’il soit, et un élément objectif, la réunion de fidèles pour célébrer des cérémonies en vue de l’accomplissement de certains rites ou de certaines croyances, quelles qu’elles soient.” Ces associations cultuelles doivent aussi respecter l’ordre public.
Cependant, dès 1907, le texte de loi a été modifié pour que l’exercice public du culte soit aussi assuré “tant au moyen d’associations régies par la loi du 1er juillet 1901 que par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles…”, explique M. Schwartz.
La séparation des églises et de l’Etat.
“La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. […] Pourront toutefois être inscrites aux […] budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.”
Ce principe de neutralité de l’Etat devant les cultes consiste à ne favoriser aucune religion tout en permettant à tous les croyants d’exercer leur foi.
Concrètement, ce principe a des conséquences lourdes sur la gestion du patrimoine religieux :
Dans le texte, tout paraît clair :
“La loi du 9 décembre 1905 a prévu la prise en charge de l’entretien et de la conservation des édifices cultuels par les personnes publiques”, explique M. Schwartz.
Ces édifices sont d’ailleurs la propriété de l’Etat depuis 1789. Et c’est à ce titre que l’Etat les entretient : “L’ensemble de ces édifices cultuels, qu’ils soient ou non gérés par des associations cultuelles, ‘sont et demeurent’ propriétés des personnes publiques en vertu de l’article 12 de la loi du 9 décembre 1905.”
Mais ces édifices en question sont les bâtiments déjà construits. Ce qui veut dire que la construction de nouveaux bâtiments religieux ne peut pas être subventionnée par des personnes publiques, comme l’indique M. Schwartz : “il est non seulement interdit de financer des associations cultuelles au sens de la loi du 9 décembre 1905, mais aussi des associations régies par la loi du 1er juillet 1901 dès lors qu’elles ont également des activités cultuelles, sous réserve de l’entretien et de la conservation des édifices cultuels”.
2. Dans les faits : jurisprudence et pratique atténuent la portée de la laïcité
La loi de 1905, telle qu’elle a été votée et adaptée au fil des ans, est toujours appliquée. Mais, dans certains cas, la laïcité n’est pas stricte.
Le concordat de 1801 toujours appliqué en Alsace-Moselle
En 1905, l’Alsace et la Moselle n’appartiennent pas au territoire français mais sont rattachés à l’Allemagne. La loi de séparation des églises et de l’Etat ne s’applique donc pas sur ces régions. A leur retour sur le territoire français, les pouvoirs locaux refusent d’appliquer cette loi.
Les cultes catholique, luthérien, réformé et juif bénéficient donc d’un statut officiel en Alsace et en Moselle. C’est enfin l’Etat qui, par exemple, rémunère les prêtres, les pasteurs et les rabbins, et c’est le Président de la République qui nomme les évêques de Strasbourg et Metz.
Le patrimoine des églises : un siècle de polémiques
Si, comme on l’a vu, l’Etat entretient les édifices religieux déjà construits car il en est propriétaire, il peut aussi subventionner des travaux pour des bâtiments cultuels qui ne lui appartiennent pas, mais qui sont classés aux monuments historiques.
C’est ce que dénoncent, dans une tribune publiée sur Slate, François Braize, inspecteur général des affaires culturelles honoraire, et Jean Petrilli, avocat : “en application de la loi du 31 décembre 1913, codifiée au code du patrimoine, le financement par l’Etat de travaux de restauration d’édifices cultuels classés ou inscrits au titre des monuments historiques qui ne lui appartiennent pas peut être considéré comme une dérogation aux principes de la loi de 1905 puisqu’ainsi, en dérogation à cette loi, l’Etat, quel que soit le bien-fondé patrimonial de son action, aide indirectement un culte.”
Dans cette même tribune, les deux auteurs affirment que “le législateur français depuis 1961 autorise les départements et les communes à garantir les emprunts contractés par des associations pour la construction d’édifices cultuels dans les agglomérations en voie de développement. En outre, […] les collectivités territoriales peuvent prêter des édifices leur appartenant aux associations cultuelles pour y exercer leur culte. S’agissant d’édifices mixtes (cultuels et non cultuels), les personnes publiques peuvent financer la construction de la partie non cultuelle de l’édifice, telle une partie culturelle.”
Enfin, une troisième attaque de la tribune de Slate sur le non-respect des principes de la laïcité : “Une ordonnance de 2006, […] autorise les collectivités territoriales à conclure un bail emphytéotique pour mettre à disposition de l’organe constructeur d’un édifice destiné au culte, un terrain relevant du domaine public de la collectivité, moyennant un loyer qui peut être très modique, voire symbolique. Ajoutons que le versement de sommes affectées à la construction ou à l’entretien d’édifices religieux ouverts au public bénéficie, depuis 1987, d’une réduction d’impôt.”
En 2011, le Conseil d’Etat a apporté plusieurs précisions sur l’application de la loi de 1905. La plus haute juridiction administrative a rendu 5 arrêts à ce propos le 19 juillet 2011. Toutes concernent les subventions au mobilier ou à l’immobilier religieux par des collectivités locales.
Par exemple, le Conseil d’Etat autorise une collectivité territoriale (en l’occurrence la commune de Trelazé dans le Maine-et-Loire) à “participer au financement d’un bien destiné à un lieu de culte” (en l’occurrence un orgue dans une église) “dès lors qu’existe un intérêt public local” (dans ce cas : des cours de musique ou des concerts) et qu’un “accord, qui peut par exemple figurer dans une convention, encadre l’opération”. Le Conseil d’État a donc subordonné la subvention à des “engagements destinés à garantir une utilisation de l’orgue par la commune conforme à ses besoins et une participation financière [de la part de l’église] dont le montant soit proportionné à l’utilisation qu’il pourra faire de l’orgue”.
Ce qui a l’air d’une entorse à la loi de 1905 est donc autorisé sous des conditions bien précises.
Le deal de l’école libre en 1959
Dossier épineux, la loi “Debré” sur les écoles privées, votée en 1959, est toujours critiquée par de nombreux partisans d’une laïcité totale.
En effet, cette loi conduit à financer des écoles religieuses et leurs professeurs, si les écoles s’engagent à respecter le programme de l’éducation nationale, à accepter d’être inspectées et à accueillir les élèves d’autres confessions.
L’abattage rituel : l’influence des directives européennes
Dernier exemple qui montre que l’application du principe de laïcité est relativisé par d’autres textes de loi : le cas de l’abattage rituel du bétail. C’est la tribune publiée dans Slate qui en fait état, tout en précisant que cet exception à la règle est imposée par les directives européennes :
“Le code rural (article R214-75, pris par le pouvoir réglementaire en application de la directive européenne 93/119/CEE du 22 décembre 1993), autorise, en cas d’abattage rituel, une dérogation à l’obligation d’étourdissement préalable des animaux préalablement à leur mise à mort.
Donc, même si cela peut étonner, la France admet une dérogation à des règles d’ordre public (l’interdiction de la souffrance animale et la santé des consommateurs) pour un motif religieux.
Saisi de cette question, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 5 juillet 2013, a confirmé la légalité de l’abattage rituel en France. Il est vrai qu’un règlement européen du 24 décembre 2009, entré en vigueur le 1er janvier 2013 est venu rendre obligatoire cette dérogation dans toute l’Europe pour mettre un terme aux résistances de certains Etats qui n’avaient pas transposé la directive de 1993.”
Les lois sur le voile et les signes religieux : pas d’exception à la laïcité mais un débat relancé
Dans les années 2000, deux lois ont fait renaître de manière vivace le débat sur la laïcité :
La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux à l’école
En théorie, tous les signes d’appartenance religieuse sont autorisés sur l’espace public. Mais, en 2004, le gouvernement a décidé de limiter le port des signes les plus ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics pour mettre fin à plusieurs polémiques. Voilà ce que dit la loi :
“Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.”
Cette loi a été complétée, en 2013, par une “charte de la laïcité à l’école” qui rappelle la loi ci dessus.
L’université et les établissements d’enseignement supérieur ne sont pas concernés par cette loi, au grand dam de ce professeur de l’université Paris 13, qui refusait d’enseigner en face d’une étudiante voilée.
Si, dans le texte, la loi ne distingue aucun culte, certains militants y ont vu une atteinte à la liberté d’exercice de la religion. D’autres y ont vu une attaque envers les musulmans, comme ces militants de gauche par exemple. D’autres, comme Human Rights Watch, y voient les deux.
Slate a publié en 2013 un article qui présente les arguments des partisans et opposants à cette loi.
La loi du 11 octobre 2011 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public
Son appellation officieuse de “loi sur la burqa” illustre le débat qui a entouré l’adoption de cette loi. En théorie, elle n’a rien à voir avec la religion, mais ce sont les débats sur le port des voiles islamiques intégraux (le niqab, qui laisse apparaître les yeux, et la burqa, qui masque les yeux derrière une grille tissée) qui ont provoqué sa naissance.
Dans le texte, la loi interdit de “dissimuler son visage dans l’espace public”, en dehors des exceptions pour raisons de santé ou professionnelles.
Image d’en-tête : caricature de la revue Le Rire dont la légende dit : “Et M. Bienvenu-Martin continue toujours avec beaucoup de Briand son opération chirurgicale.”