Il suffit de taper quinze lettres sur son clavier, puis de deux clics, et vous voilà sur la page d’accueil de la bible jihadiste en langue impie, du bréviaire du terroriste ignorant l’idiome du « Prophète ». Le doigt de l’internaute n’a plus qu’à « scroller » (faire défiler la page) et les rubriques du magazine seront dévoilées sous ses yeux ébahis. Qu’y voit-on ? Une œuvre insoutenable ? Même pas, dans un premier temps, le lecteur découvre une pensée incendiaire coulée dans les formes d’une publication des plus classiques… et sophistiquées. Explication de texte.
1. Une forme léchée pour mieux lyncher
La maquette est irréprochable, le marketing soigné. La police et le rubricage utilisés témoignent que Anwar Al-Awlaqi, qui a mis le titre au point avant d’être tué il y a quatre ans dans un raid américain au Yémen, n’a pas volé son surnom de « Ben Laden d’Internet ». Si certaines pages sont innovantes, on ne coupe pas à certains passages obligés : l’édito, un « Le saviez-vous ? », des « points à retenir », des notices nécrologiques (toutes consacrées à des « martyrs »)…pas de chronique sexo bien sûr mais une double-page dédiée au lectorat féminin, intitulée : Sister’s corner (« Le coin de la sœur »).
Le numéro 12 d’Inspire se met au rose pour s’adresser aux femmes (capture d’écran).
Inspire combine les codes du numérique et de la presse écrite, entre esthétique 2.0 et pagination traditionnelle. Le magazine s’adresse explicitement à un public initié aux mystères du Web. Il conseille ainsi à ses lecteurs « d’utiliser leurs proxys pour assurer leur sécurité » (un proxy est un dispositif Internet permettant de cacher son adresse IP). Le média n’en oublie pas pour autant les recettes immémoriales de la presse, croisant à l’occasion jeux de mots et références culturelles dans leurs titres, comme ici :The good, the lamb and the ugly. (détournement du titre original du film, Le bon, la brute et le truand). Un chassé-croisé formel qu’accompagne un imbroglio sur le fond.
2. La petite cuisine du terrorisme
Inspire n’y va pas par quatre chemins. Dès l’édito, on annonce qu’un dossier inculquera à l’apprenti-terroriste le savoir-faire nécessaire à la fabrication d’une bombe. Et le journaliste conclut avec une gourmandise amusée: « Et la bonne nouvelle…c’est que vous pouvez la préparer dans la cuisine de votre mère ! » Gourmandise amusée et meurtrière : on a retrouvé chez les frères Tsarnaev, auteurs des attentats de Boston, un exemplaire d’Inspire. La fratrie d’origine tchétchène avait d’ailleurs élaboré leurs bombes artisanales avec des ustensiles de cuisine: des cocottes-minutes.
Capture d’écran d’Inspire n°12.
Les encouragements au jihad ou à l’hijra (émigration du musulman vers les terres d’Islam) empruntent des voies diverses. Une exégèse du Coran s’échine à justifier les camps d‘entraînement et autre préparation à la guerre « sainte ». Par ailleurs, des jihadistes prennent la plume pour partager leur expérience. Ainsi, avant d’expliquer qu’il a quitté sa vie européenne après avoir vu, dit-il, « un couple forniquer à côté du porche d’une église », un certain Hafiz al-Uruppi dresse la feuille de route de l’action terroriste made in Inspire : « Je veux donner comme conseil à mes frères et sœurs de la nation musulmane, surtout à ceux qui résident en Europe et aux Etats-Unis, de rejoindre les effectifs grandissants des moujahidins (combattants) des terres de jihad ou de mener des actions terroristes à l’intérieur de Dar al-Kufr (pays des infidèles) lui-même. Vous n’avez pas besoin de faire ça en groupe. Faites-ça de votre côté. N’en parlez à personne, pas même à vos amis les plus proches. Et souvenez-vous que vous avez tant d’outils à votre disposition. »
Cette dimension pratique est très ‘cash’ dans tous les sens du terme. Ce jihad à la portée du premier venu a un objectif précis, souvent rappelé par Inspire : attaquer les occidentaux au porte-monnaie afin de provoquer leur effondrement. D’après le magazine, le jihad est rentable, le jihad est bankable : « Nous devons épuiser l’économie américaine en l’incitant à continuer ses énormes dépenses militaires et sécuritaires (…) ça ne nous coûte que quelques attentats par-ci par là. »
Un terrorisme d’épicier, dérisoire ? En partie, et ce côté dérisoire se retrouve ailleurs. Inspire aime à s’autocongratuler. Plusieurs pages relèvent les mentions faites d’Inspire par des dirigeants américains, européens ou par leurs alliés. Mais cette rédaction n’en est pas à une surprise près. De manière récurrente, elle proclame son amour débordant pour la démocratie en cherchant à dénoncer ce qu’elle considère comme les crimes et les politiques liberticides des Occidentaux : entre autres, Inspire reproche à l’armée israélienne de « maltraiter les journalistes étrangers » en poste en Palestine. Il blâme les Etats-Unis de ne pas respecter les accords de Genève, réclame la liberté d’expression pour Julian Assange et Edward Snowden puisque « les blasphémateurs ont, eux, le droit de s’exprimer ». Enfin, il prétend que Bo, le chien de Barack Obama, mange mieux que le commun des mortels aux Etats-Unis et le tout aux frais « de 100 millions de contribuables américains » !
3. AQPA production
Les premiers mois qui ont suivi le lancement d’Inspire, à l’été 2010, ont été ceux de la perplexité : d’où sortait cette propagande islamiste d’un nouveau genre ? Assez vite cependant, le tableau s’est précisé : comme il le prétend lui-même, le magazine est bien l’œuvre d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA, une des branches les plus actives et dangereuses d’Al Qaïda, selon les États-Unis) qui le pilote depuis le Yémen. Mais Inspire pousse la transparence plus loin : le nom d’un certain nombre d’auteurs est connu.
À commencer par Anwar Al Awlaqi, une de ses figures tutélaires. S’il est mort depuis plusieurs années, la référence au personnage reste chère à Inspire qui publie dans son dernier numéro, une séance de « Questions-réponses » entre l’imam américano-yéménite et des internautes. Né aux États-Unis, Al-Awlaqi est diplômé notamment de l’université du Colorado. Il prêche à San Diego (Californie) puis à Washington, avant de s’envoler vers le Yémen. Son appétit pour Internet renvoie une image atypique du personnage.
Capture d’écran de l’interview d’Al-Awlaqi reproduite dans Inspire n°12.
Yahyia Ibrahim est lui, semble-t-il, bien vivant. Il s’agit de l’éditorialiste et rédacteur en chef d’Inspire. Il aurait séjourné au Canada selon quelques observateurs. Sa signature, qui s’affiche dans les premières pages, intrigue. Jusqu’à mettre certains journalistes aux abois : en mars 2014, The Telegraph, journal britannique, rédigeait ses excuses un an après avoir illustré un article consacré à Inspire par une photo de Yahyia Ibrahim… un universitaire n’ayant strictement rien à voir avec le jihad.
4. Qui sont les « inspirés » ?
Le lectorat d’Inspire s’est étendu rapidement. Selon Mathieu Guidère, islamologue et spécialiste du terrorisme, qui s’exprimait dans Le Figaro, le magazine avait été téléchargé 150 000 fois entre janvier et mai 2013 contre 20 000 fois en 2010. Mais le magazine peut être confronté à plusieurs problèmes. Au premier chef, sa fréquence de publication, très irrégulière : le dernier numéro, le douzième, est daté du printemps dernier. De plus, sa rédaction en anglais a contribué bien sûr à la rendre influente dans le monde anglo-saxon (comme l’exemple des frères Tsarnaev l’a montré) mais gêne son expansion dans les pays ne pratiquant pas l’anglais. Cinq ans après son apparition, Inspire a fini par susciter des émules.
5. Les cousins français d’Inspire
Le jihad se décline désormais dans toutes les langues et tous les moteurs de recherche. Le succès d’Inspire a fait naître des ambitions chez les plumitifs de l’islamisme radical. Aujourd’hui, des magazines appellent au terrorisme avec les mots du Larousse, et sont tout aussi aisés à trouver en ligne que leur célèbre prédécesseur. Parmi ces brochures en Français, on trouve notamment ISR. Destiné à couvrir l’actualité de la campagne des combattants jihadistes en Irak particulièrement, et misant beaucoup sur les photos, IS Reportage est un curieux hybride entre le bulletin militaire classique et le National Geographic, dans une forme succincte aux textes relativement courts.
Capture d’écran du 4e numéro de ISR
En ligne depuis quelques mois, Dar al-Islam, également en Français, joue sur un tout autre registre qu’ISR. Le format est similaire à celui d’Inspire mais le titre ne parvient pas au même degré de professionnalisme, balançant entre quelques fautes de syntaxe, d’orthographe et une mise en page plus austère.
Capture d’écran du premier numéro de Dar Al-Islam
Une sobriété qui s’explique cependant : le magazine semble jouer la carte de la pureté théologique. Ainsi la plupart des articles s’ouvrent par des citations du Coran tandis que sourates (chapitres du Livre) et hadiths (paroles attribuées au prophète et ses compagnons) émaillent les textes. Dar al-Islam suit aussi une toute autre ligne éditoriale en matière de politique qu’Inspire. Loin de l’ironie prétendument « démocratique » de celui-ci, Dar al-Islam voit dans le suffrage universel l’un des pires ennemis de l’Islam, écrivant ainsi : « Les démocrates qui donnent le droit de légiférer au peuple sont des idolâtres. »
Cette profusion de publications appelant au jihad et leurs différences sur le fond et la forme se comprennent assez bien. Inspire est une création d’Al-Qaïda tandis qu’ISR et Dar Al-Islam cherchent tous deux à asseoir la légitimité du groupe Etat islamique. Le signe que ces magazines ne sont pas seulement des outils de propagande contre les occidentaux mais aussi les armes d’une guerre, si ce n’est d’idéologies, du moins de communication à l’œuvre entre des organisations islamistes rivales.