Une croix chrétienne, un croissant islamique et une étoile juive qui forment le mot Coexist. Pour l’observateur avisé nulle surprise. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, il a remarqué la présence du symbole dans de nombreux cortèges en faveur de la liberté d’expression. Il l’a aussi aperçu rue de Bagnolet, dans le 20e arrondissement de Paris, sous forme d’affiche collée sur un mur miteux.
Il a peut-être ouï dire que cette iconographie a été inventée en 2001, à Jérusalem, par un graphiste polonais du nom de Piotr Mlodozeniec, que ce dernier s’échinait ainsi à favoriser le rapprochement entre les peuples. En revanche, il est moins certain qu’il sache qu’avant l’attaque des frères Kouachi et avant l’agression de Combo ( un street artist molesté le 30 janvier alors qu’il collait une affiche « Coexist ), ce slogan était apposé sur des tee-shirts et des sweats de la marque de vêtement Defend Paris.
Trajectoire météoritique
Une gueule d’ange. Brahim Zaibat a la peau tannée, un corps sculptural forgé par des années d’entraînement et un visage d’éphèbe aux traits fins et réguliers. Natif de Lyon, ce danseur professionnel de 28 ans est, avec Arnaud Deprez, Sofiane Kihoul, George Praxi et Jeremy Douay, l’un des principaux protagonistes de l’aventure Defend Paris. En seulement deux ans, cette marque de vêtements, née en avril 2013, est devenue l’une des plus branchées de la planète. Du bourgeois-bohème de Montmartre au rappeur sulfureux de Brooklyn, tous se l’arrachent.
Jusqu’à l’icône de la pop, Madonna, qui a partagé la vie de Brahim Zaibat durant trois ans. La chanteuse le rencontre alors qu’il participe en tant que danseur à l’une de ses tournées mondiales en 2010. Pendant un temps, la superstar est l’ambassadrice de la marque qui voit sa popularité exploser. Elle participe à l’élaboration de la ligne Human Right dont les bénéfices sont reversés à son association caritative.
Coexist est une idée de Brahim. Avec l’aide du designer Jeremy Douay, elle voit le jour en juin 2013. Depuis les attentats de janvier les logos de la marque trouvent un écho particulier dans l’actualité. Des kalachnikovs ont été utilisées par les frères Kouachi pour perpétrer le massacre contre la rédaction de Charlie Hebdo alors que Coexist renvoie à la crispation des rapports entre les religions, que le boycott du dîner du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) par le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, le 23 février, symbolise à merveille. Mais pour George Praxis, il y avait des signes avant-coureurs. Ces derniers ont motivé la création de la collection Coexist.
« On savait inconsciemment ce qui allait se passer. Les personnes qui ont grandi dans un quartier ont pu constater qu’en dix ans, par divers moyens, les religieux ont pris l’ascendant sur ces endroits. Les non-musulmans se convertissaient davantage par méconnaissance que par conviction. Le message devenait obligatoire à diffuser : il faut se respecter et réapprendre à vivre ensemble. Brahim est parti sur cette idée. Il voulait diffuser un discours de paix. Le temps nous a donné raison », explique-t-il.
Concernant l’agression du street artist Combo, roué de coup pour avoir collé une affiche floquée de l’icône Coexist, cet enfant de Hara Kiri et de Charlie Hebdo est catégorique. « C’est l’étoile juive qui pose des problèmes. Point barre. Même les personnes qui ne sont pas chrétiennes portent des croix et ça ne dérange personne. Je pense que ce sont des jeunes de quartiers qui l’ont molesté, influencés par des théories du complot sioniste. »
Arme de guerre
George connaît Brahim depuis l’adolescence. Le corps constellé de tatouages, arborant une barbe poivre et sel, le quarantenaire est un personnage truculent au franc-parler assumé. « Au début, on ne gambergeait pas sur la coexistence. Nous c’était la kalachnikov. On est des gars de quartier. La kalachnikov c’était un coup pour choquer et en même temps une alerte pour dire qu’il est facile de s’en procurer. La prolifération des armes de guerre s’est multipliée ces dix dernières années et a été la cause de nombreux décès en France », assure le Lyonnais qui prend exemple sur la ville de Marseille ou de nombreux jeunes tombent régulièrement sous les balles de fusils d’assaut.
Defend Paris sent le soufre. À ses débuts, la griffe axe sa communication sur un univers sombre et urbain en misant sur des rappeurs français pour promouvoir ses linges. La controverse provient également de son logo : une kalachnikov. Cependant, « nous on l’a tournée du côté gauche. Les armes posées à gauche c’est un signe de paix. Ça veut dire qu’on est pour la défense totale. On est pour la paix. C’était de la provocation pour pouvoir créer un débat », précise George.
Après les attentats, il a craint l’amalgame entre la marque et l’attaque des frères Kouachi. Un sentiment motivé par la une du magazine d’extrême droite Minute, datée du 25 décembre 2013. Elle titrait : « L’invité d’honneur du Noël de l’Élysée est un musulman ! Et il fait du fric avec les fusils-mitrailleurs. » En effet, Brahim Zaibat était invité à cette réception. Ce soir-là, vêtu d’un sweat Coexist, il avait serré la main du président. « Le message de Coexist était déjà bien ancré. Ça a pris le dessus », veut croire George.
Pourtant, l’hebdomadaire Marianne monte également au créneau dans un article intitulé « Les sales voix du Jihad », sorti peu après les évènements de janvier et dans lequel un encadré est consacré à la marque à l’AK-47. Au-delà de l’image il y a le message. D’après George, l’arme est une métaphore de la révolution qui, accolé au mot “Defend”, incarne la paix. “Nous n’aurions pas juste sortie l’AK-47 sans le message de défense derrière”, assure t‑il.
« Brahim est arrivé avec Coexist. Mais au début le cheminement c’était la kalachnikov et les quartiers. On savait ce qui s’y passait. On vient tous de ces endroits et on a vu ce que la religion peut apporter de positif et de négatif. J’ai plus de 40 piges et je constate qu’à mon époque, dans les années 80–90, on n’avait pas ce problème de religion qui nous séparait. Notre religion c’était le hip-hop. On est partis de ces constats pour se dire : “soyons dans la coexistence.” Avant on ne se posait pas ces questions. Ça nous est tombé sur la gueule pour la plupart. »
Des clients circonspects
La religion a pris le dessus dans les cités. C’est la théorie de George qui ne s’étonne guère de la radicalisation de certains jeunes. Le problème proviendrait de la formation des imams. « Il manque une vraie éducation concernant l’Islam. Certains imams, qui travaillent avec la jeunesse dans les quartiers, sont incompétents et travestissent l’essence de la religion musulmane. Ils la transforme en Islam du ghetto», constate-t-il.
Les événements de janvier ont-il eu des répercussions économiques sur les ventes des collections Kalashnikov et Coexist ? « Je n’ai pas les chiffres. En terme de ventes générales c’est 80 % de kalachnikov et 20% de Coexist. Nous sommes dans une phase ascendante. Charlie ou pas on ne fait que monter. Nous ne savons pas pas si ça a eu des répercussions sur notre affaire que ce soit de manière positive ou négative. Ça a juste enfoncé le clou pour Coexist : on avait raison de le faire. » Au lendemain des attentats, les créateurs ont dessiné un logo Defend Charlie accompagné de dessins de crayons et ont posté leurs oeuvres sur le compte Instagram de la griffe en guise d’hommage.
À Citadium, magasin de mode branché où Defend Paris est distribué, la réponse est plus tranchée. C’est simple : la direction du magasin a fait retirer les tee-shirt estampillés kalachnikov le jour des attentats. « On les a remis après la fin des soldes. C’était une mesure de sûreté », confirme Diego, 28 ans, vendeur au magasin Haussman-Saint Lazare, et assigné au stand Defend Paris. Il poursuit : « un client s’est plaint de voir des articles mettant en scène l’arme qui a causé la mort des dessinateurs de Charlie Hebdo. Des gens ont même publié des posts Instagram et Twitter pour dire que ce n’était pas correct que le magasin continue de vendre ces tee-shirts après ce qui s’est passé. » Diego confirme en revanche que la collection Coexist a connu un regain d’intérêt après les attentats.
Loin d’eux l’idée de faire l’apologie des armes, les créateurs de Defend Paris se sont simplement servis des codes actuels pour expliquer un problème, celui du vivre ensemble argumente George. La mode est simplement un médium qui permet de toucher un maximum de personnes. « À la base on donnait nos pulls. Ce n’était pas intéressé. Nous avons mis nos thunes dedans. Nous avons pu toucher le public gay grâce à Madonna et tout le monde a suivi. Nous continuons de donner à des associations et à défendre nos valeurs. Plus la marque se développe, plus la kalachnikov s’efface au profit du “Defend”. C’était un coup de pied au cul. On savait que ça allait impacter ». Pour le moment leur kalachnikov n’a fait que des fashions victims.
Photo d’en tête : un tee-shirt Defend Paris Kalachnikov au magasin Citadium, à Paris ( L.Mbembe / 3millions7)