Toi qui as défilé le 11 janvier. Toi qui pensais marcher pour la liberté d’expression et contre la violence aveugle d’une folie terroriste. Tu t’es trompé. C’est ce qu’avance Emmanuel Todd dans son dernier livre paru jeudi 7 mai, Qui est Charlie ? (Le Seuil). Le portrait des manifestants qu’il y dresse a provoqué grincements de dents et consternation chez certains. L’hebdomadaire Charlie Hebdo, dont la rédaction avait été décimée par l’attaque du 7 janvier des frères Kouachi, a répondu dans son édition du mercredi 6 mai sur deux pages.
Ecrit en à peine un mois, le livre du “théoricien” de la «fracture sociale» part d’une étude des origines géographiques et sociopolitiques des quelque 3,7 millions de personnes qui ont défilé le 11 janvier. Son constat se veut sans appel : la France de Charlie est composée des classes moyennes et supérieures, majoritairement issues des «vieilles terres catholiques historiquement antirévolutionnaires ». De ce constat sociologique, l’auteur tire une conclusion politique : les gens ne sont pas descendus dans la rue contre le terrorisme, mais pour «la défense du droit inconditionnel à piétiner Mahomet, personnage central d’un groupe faible et discriminé».
“Catholiques zombies”
Voilà pourquoi ouvriers, classes populaires comme jeunes de banlieue n’étaient pas Charlie selon l’auteur. Ils ne pouvaient se retrouver dans cette marche de « catholiques zombies », visages d’une «France aux commandes, celle qui a été antidreyfusarde, catholique, vichyste» va jusqu’à provoquer Emmanuel Todd dans une interview à l’Obs. Par ce qu’il décrit comme «un tour de passe-passe, une escroquerie fondamentale», la plus grande mobilisation enregistrée dans notre pays, était en fait selon lui une grande marche de l’exclusion.
Invité à détailler sa rhétorique quelques jours avant la sortie de son ouvrage dans différents médias, ses déductions ont fait tousser. “Les gens qui manifestent pour Charlie Hebdo ne peuvent pas être assimilés à des gens qui, même par contagion, seraient antimusulmans. […] Au contraire, ce sont des gens peut-être plus éduqués que la moyenne des Français, […] qui savent ce que c’est qu’une intolérance ethnique ou raciale ou religieuse. Donc ils disent : «Plus jamais cela»”, fustige Laurent Joffrin dans les colonnes de Libération. Patrick Pelloux, médecin urgentiste et journaliste à Charlie Hebdo, exècre ce «livre complètement biaisé, qui soutient en quelque sorte sorte l’intégrisme religieux» sur France Info.
Dans un article intitulé «A‑t-on le droit de caricaturer Charlie ?» et publié mercredi, le chroniqueur de Charlie Hebdo, Guillaume Erner, réplique à cet «Akhenaton de la sociologie» qui «pense une France qui n’existe plus». Le journaliste revient sur la corrélation géographique mise en avant par Todd, tout en en condamnant les déductions : «Inutile de revenir à Chilpéric pour comprendre pourquoi on a surtout manifesté le 11 janvier à Brest, Rennes, Quimper, Grenoble ou Paris. Cette carte n’a rien à voir avec l’héritage gallo-romain, c’est avant tout celle de la France riche intégrée et, hélas blanche. Evidemment cette situation reflète la fracture sociale de notre pays […] Mais si ces manifestants révélaient un clivage, ils ne le justifiaient pas, aucun d’entre eux ne cherchaient à le défendre.»«La méthode de Todd ne révèle pas l’inconscient de la société française, mais le sien», conclut Guillaume Erner.
L’ouvrage polémique a été accueilli fraichement par la gauche. Le premier secrétaire du parti socialiste a dénoncé un exposé «excessif, partiel et partial» sur iTélé, condamnant «cette haine de ce qui est beau en France».
Pour le député socialiste Julien Dray, proche de François Hollande, le 11 janvier n’était pas anti-musulman : «Au contraire, s’insurge-t-il dans l’Opinion, c’était un mouvement très républicain, qui a commencé à faire décanter les choses parmi la population musulmane, vis-à-vis de l’islam radical». «Il n’y avait pas besoin de faire des cartes pour voir que les classes populaires n’étaient pas dans la manif, a souligné également Julien Dray, il suffisait d’y être!» Pour l’élu, l’ouvrage inscrit désormais Emmanuel Todd sur la liste des dépositaires de la «pensée réactionnaire», entre Alain Finkielkraut et Eric Zemmour.
Or, même parmi ces auteurs familiers des controverses, l’anthropologue ne fait pas florès. Alain Finkelkraut s’est dit horrifié des «calomnies et insultes lancées à la figure des victimes de l’attentat de Charlie Hebdo» dans une interview à Causeur.
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