Pris dans l’étau. C’est de cette manière que Joel Simon, président du Comité de protection des journalistes (CPJ), désigne la position des journalistes aujourd’hui. “Les journalistes sont pris dans une dynamique de terreur dans laquelle ils sont menacés par des acteurs non étatiques qui les prennent pour cible, et par les gouvernements qui restreignent les libertés civiles, y compris la liberté de la presse, au nom justement de la lutte contre le terrorisme”.
Dans son rapport, rendu public lundi 27 avril, le CPJ insiste sur cette situation qu’il juge inédite. Mais quid des reporters occidentaux ? Sont-ils plus en danger aujourd’hui qu’hier ? Christian Delporte, historien spécialiste des médias, va dans le sens de Simon, au moins pour la dangerosité des zones de guerre. Il met en avant le rôle joué par les reporters des pays de l’Ouest dans le spectacle de l’information. “Mettre en scène la mort d’un journaliste a beaucoup plus d’impact aujourd’hui qu’il y a quelques années”. Résultat : les journalistes sont des cibles privilégiées pour des groupes terroristes tels que le mouvement Etat islamique qui maîtrisent à merveille les codes médiatiques.
Jean-Marie Charon, ingénieur chercheur spécialisé dans les médias au CNRS nuance et “se méfie” des formules trop définitives. “Il faut se rappeler d’où l’on vient. La frontière entre journaliste et soldat était fine jusqu’en 1945”. Il rappelle que les journalistes anglo-saxons ayant couvert le débarquement en Normandie étaient vêtus d’uniformes de l’armée. Les Allemands les ciblaient donc de la même manière que les soldats alliés.
“Vous pouvez être le plus chevronné et le mieux préparé, si vous tombez sur le groupe Etat islamique ou Boko Haram, vous êtes en danger de mort”
Les nouvelles technologies ont changé la donne. Aujourd’hui, la guerre de l’information se fait à la vitesse du haut débit. Il faut des images, du son, des renseignements et ce le plus vite possible. “Les rédactions sont parfois tentées d’envoyer des journalistes inexpérimentés sur des conflits, analyse Christian Delporte. On leur demande beaucoup et ils ont tendance à prendre trop de risques”.
D’un autre côté, ils sont mieux équipés grâce à la technologie. Reporter sans frontières (RSF) apporte son aide aux journalistes envoyés au front. L’organisation leur prête des balises GPS, des gilets pare-balles et dispense des formations. “Les reporters qui partent sont généralement bien équipés”, commente Antoine Héry, responsable de RSF pour l’Union européenne et les Balkans. Un journaliste qui partait sur le terrain pendant la première guerre mondiale n’avait généralement qu’un cahier et un stylo. Antoine Héry considère cependant que le problème réside plus dans la violence que dans la préparation. “Vous pouvez être le plus chevronné et le mieux préparé, si vous tombez sur le groupe Etat islamique ou Boko Haram, vous êtes en danger de mort”.
La liberté de la presse en danger en Occident ?
Les journalistes sont muselés dans nombre de pays à travers le monde. C’est un fait. Mais dans les pays occidentaux, traditionnellement plus respectueux de la liberté de la presse, la situation inquiète certains observateurs. Le Patriot Act aux Etats-Unis ou la loi sur le renseignement en France donnent la possibilité aux services de renseignement d’intercepter les communications. Si ces gouvernements se défendent et promettent de protéger la presse, l’inquiétude grandit.
Pour Antoine Héry, il est clair que la menace pèse sur les journalistes : “Une érosion de la liberté de la presse est en cours dans les démocraties occidentales, on l’a constaté très clairement sur notre indice 2014”. RSF publie chaque année son indicateur sur l’évolution de la liberté de la presse dans le monde. En 2014, la région qui a vu son score se dégrader le plus sévèrement est la zone Union européenne-Balkans.
Les gouvernements sont accusés de faire parfois pression sur la presse. Antoine Héry prend l’exemple du Guardian, journal anglais, qui a détruit dans le sous-sol de ses locaux les disques durs contenant les informations qu’il détenait sur l’affaire Snowden en 2013. Le journal britannique avait justifié cette action par des pressions de la part du gouvernement de David Cameron. “On peut aussi prendre le cas de Julian Assange et Wikileaks, qui risque la prison à vie aux Etats-Unis pour les canaux diplomatiques qu’il a rendu public”.
VIDEO. La destruction du matériel détenu par le Guardian sur l’affaire Snowden (en anglais).
Pour Christophe Delporte, les gouvernements “ont toujours fait pression sur les journalistes trop indiscrets et tout fait pour entraver leur travail”. Il considère que les médias sont en mesure de s’adapter en changeant leurs méthodes de travail. Un constat que ne partage pas tout à fait Jean-Marie Charon : “Il est vrai que durant les périodes de guerre, les gouvernements occidentaux ont toujours restreint les libertés de la presse”. Il cite l’exemple de la guerre des Malouines lors de laquelle “les journalistes britanniques ont été parqués sur un bateau loin de la zone du conflit”. Il s’alarme cependant de certains faits, notamment en ce qui concerne le comportement des armées des pays “démocratiques”. “En 2003, l’armée américaine n’a pas hésité à tirer un obus sur un hôtel de Badgad qu’elle savait plein de journalistes qui avaient décidé de suivre la guerre de l’intérieur et non avec l’armée américaine”. Jean-Marie Choron fait référence à l’incident du 8 avril 2003 : un tank américain avait tiré un obus sur l’hôtel Palestine tuant deux journalistes de Reuters et Telecinco.
Antoine Héry conclut : “Je ne sais pas si la période actuelle est la plus dangereuse de l’histoire. Tout ce que je sais, c’est qu’en Occident ou ailleurs, nous traversons des années noires”.