Religion / Laïcité

Imam et rabbin : une histoire d’amour qui a duré 1 heure 50

5 minutes chrono par intervenant pour mettre fin aux tensions entre juifs et musulmans, c'était le challenge d'un colloque organisé il y a quelques jours au Sénat. Curieusement, ça n'a pas marché.

Les mariages for­cés, cela donne des lésés, des frus­trés, des rancœurs. Au palais du Lux­em­bourg, le 12 mars, ils ont vail­lam­ment ten­té le coup, avec un col­loque inti­t­ulé “Juifs et musul­mans : le Pari(s) du vivre-ensem­ble”. Quel est ce “pari” ?Provo­quer une ren­con­tre, genre speed-dat­ing, pour que le temps d’un pro­gramme ficelé à la sec­onde, juifs et musul­mans fassent ami-ami.

Les discours je t’aime moi non plus

Car c’est bien de mariage qu’il s’ag­it, si l’on en juge le vocab­u­laire : “Retis­sons les liens !” lisons-nous sur la brochure. C’est du coach­ing pour cou­ple en crise : on par­le de l’im­por­tance de la com­mu­ni­ca­tion, de l’autre vu comme celui qui aide à com­pren­dre qui je suis, des ver­tiges et richess­es infi­nis de l’altérité, du fameux “dia­logue inter­re­ligieux”, le tout con­finés dans une salle sur­chauf­fée (sûre­ment pour don­ner un coup de pouce au dialogue).

Et pas de bon mariage sans bon dis­cours. On est ver­nis :  trente huiles de la place parisi­enne (“et de province”, pré­cise-t-on), du “soci­o­logue, spé­cial­iste de l’is­lam en France, directeur péd­a­gogique de l’Eu­ro­pean Cen­ter For Lead­er­ship & Entre­pre­neur­ship Edu­ca­tion (France)” côté musul­man, au “Deputy Direc­tor, Woolf Insti­tute, Cam­bridge” côté juif inter­vien­dront, avec cha­cun cinq min­utes de parole, juste le temps qu’il faut pour expli­quer pourquoi ils ont décidé de se dire “oui” pour la vie, et retiss­er des liens pour tou­jours avec ses “frères musul­mans” et ses “frères juifs”, sans oubli­er — atten­tion —, ses “frères athées”. Un “après-midi pour crev­er l’abcès” pour repren­dre les mots d’un organisateur.

Les bons sentiments, les bonnes intentions

Pour le pre­mier dis­cours, cela com­mence fort. Ken­za Aloui et Inès Weill-Rochant se présen­tent comme un cou­ple, un cou­ple israé­lo-musul­man, “on s’est ren­con­trées à Sci­ence Po” annon­cent-elles bouche en cœur. Ken­za est d’o­rig­ine maro­caine, elle a décou­vert un jour “les vendeurs de falafels de la rue des Rosiers”, et depuis, on ne sait pas exacte­ment quoi, mais elle a “pigé un truc”. Peut-être qu’elle a pigé son amie Inès, tout sim­ple­ment, d’o­rig­ine israéli­enne. Toutes les deux, ça va super, c’est top, la preuve que musul­mans et juifs ensem­ble, c’est canon.

Toutes les deux, elles ont réal­isé qu’il fal­lait “apporter de la nuance au débat”. D’autres inter­venants s’at­tirent les sym­pa­thies du pub­lic pour leurs doux mots. Une affir­ma­tion fait fureur :

“Quand on n’a pas lu une page de l’His­toire, c’est très dif­fi­cile ensuite de la tourner.”

La rabat-joie qui parle de rupture à tout bout de champ

Esther Ben­bas­sa est séna­trice du Val-de-Marne, c’est à elle que l’on doit ce col­loque de l’amour. Elle a dû con­coc­ter le pro­gramme, tant elle met d’ardeur à ce que ses con­vives répon­dent à la cru­ciale ques­tion de la pre­mière partie :

“Pourquoi cette rupture ?”

Esther, petite dame haute en couleur, inter­rompt tout le monde, par exem­ple Ken­za qui s’é­tend sur les “réac­tions por­teuses d’e­spoir”. “Vous nous dites pas pourquoi cette rup­ture ?”, coupe-t-elle sans ver­gogne. Ken­za bafouille : “Parce que la curiosité manque”, une réponse qui a le mérite d’ex­is­ter mais qui ne sat­is­fait pas Esther : “Tous les gens qui man­quent de curiosité ne sont pas anti­sémites !” Esther tra­verse la salle en flèche, les cheveux en pétard, et réitère :“Essayez de nous trou­ver une réponse !” C’est un peu laborieux. En faitper­son­ne ne pige la ques­tion, mais tout le monde devra s’y coller cinq minutes.

Les chouchous du public

Mohamed Bajrafil est imam à Ivry-sur-Seine. Il est plein de bon sens et d’hu­mour. Il explique que ceux qui frap­pent (les jihadistes, ndlr), “le font parce qu’ils n’ont pas d’ar­gu­ment”. Il explique que “la langue et les dents ont appris à cohab­iter”, que c’é­tait pas évi­dent au départ, donc musul­mans et juifs devraient bien être cap’ eux aus­si de se côtoy­er sans se bouf­fer. Quand il dit “Si le juif n’ex­is­tait pas, le musul­man ne se saurait pas musul­man”, l’as­sis­tance opine, et Esther chu­chote à une copine : “Je vais me con­ver­tir à l’is­lam, il est trop bon.”

Mohammed provoque l’hi­lar­ité en expli­quant que juif et musul­man, c’est comme les doigts de la main, aucun n’est pareil. Et que heureuse­ment, parce que du coup, on a le petit doigt, bien pra­tique par sa taille pour se le met­tre dans le pif “oui, c’est dégoû­tant” con­fesse t‑il.

Les mecs ronflants au discours pompeux

D’abord, il y a le “chercheur post-doc­tor­al”, Samuel Everett, qui fait le fiérot avec le con­cept de “maghre­binic­ité” (qu’il a bien sûr inventé).

Dans cette salle où l’on étouffe, avec toute la “maghre­binic­ité” du monde dans la tête, il ne reste plus beau­coup de place pour accueil­lir le speech d’Er­ic Geof­froy  et “ses Anti­ochiens”. Cela com­mençait bien pour­tant, avec l’E­vangile : “Mon Dieu, pourquoi m’as-tu aban­don­né ?” Petit frémisse­ment ému dans la salle.

Mais peu après, il nous largue, Éric Geof­froy, “islam­o­logue  à l’U­ni­ver­sité de Stras­bourg et dans d’autres uni­ver­sités européennes”, qui par­le de lui, des “Anti­ochiens”, mais surtout de lui : “C’est aus­si pourquoi j’ai beau­coup étudié Spin­oza”, “J’ai écrit une thèse sur la place de l’hébreu dans Spin­oza”. Esther s’én­erve : “Pourquoi cette rup­ture ? Pas à cause de Spin­oza !”, Eric répond quelque chose qui fait un flop :

“J’ai 80% d’é­tu­di­ants maghrébins, et je vous assure qu’ils ne sont pas juifs !”

Son voisin Marc Cheb Sun, écrivain, par­le de “l’ar­ti­cle 25a” de l’an 620 (com­prenne qui pour­ra), de la charte qui prône “une société mul­ti­con­fes­sion­nelle”.

Luc Car­vounas, séna­teur du Val-de-Marne, fait la tran­si­tion avec le prochain inter­venant. Il explique : “Nous avons besoin de faire République con­tre l’ob­scu­ran­tisme ram­pant”. La for­mule fait mouche. Il ajoute que le dia­logue, “c’est déjà la fin de la haine”. Mais ça, c’é­tait avant le clash.

Le clash qui conduit au divorce

La voilà, la rup­ture qui a fasciné Esther Ben­bas­sa tout au long du col­loque ! La rup­ture, c’est Abde­lali Mamoun, qui se présente comme un “imam itinérant du Val-de-Marne” et théolo­gien. Il explique qu’il faut réécrire l’his­toire de France “à la lumière des enjeux présents”, que “huit siè­cles d’ap­ports arabo-musul­mans n’ap­pa­rais­sent pas dans les livres d’his­toire en France”. Cela va encore.

Puis il affirme que dans ses prêch­es à la mosquée, il explique que “le Coran est La vérité”, qu’il ne faut pas se voil­er la face :

“Si un musul­man ne lit pas la Bible, c’est parce qu’il croit que ce n’est pas la vérité. On inculque à nos fidèles le car­ac­tère exclusif de la vérité. Mais atten­tion, même si on croit que les autres ont tort, je dis aux musul­mans de faire preuve de tolérance absolue”.

La pièce-mon­tée du mariage s’écroule. Dans le pub­lic, un garçon accuse ce “dis­cours religieux pédan­tesque”, soupire que l’i­mam vient de “con­firmer ses appréhen­sions”, que si Abde­lali ne veut pas com­pren­dre que “la seule chose qui nous rassem­ble tous, c’est de croire en une tran­scen­dance”, on est mal.

Le rab­bin, Yeshaya Dal­sace, assis juste à côté d’Ab­de­lali,“l’i­mam itinérant” con­teste aus­si large­ment les pro­pos de ce dernier : “en lisant le Coran ou la Bible, je ne pense pas “ils ont tort””. Le rab­bin estime que “la vérité est éclatée et mul­ti­ple”. Il ajoute “je ne crois pas détenir la vérité”. Mais pour l’i­mam Abde­lali, et aus­si pour Mohamed Bajrafil (l’i­mam des “doigts de la main” qui se dit “aux antipodes de ce que pense le rab­bin”), la posi­tion du rab­bin est hyp­ocrite. Ambiance.

Les fiançailles sont rompues. L’amour aura duré 1h50.

Pho­to d’en-tête : le rab­bin Yeshaya Dal­sace et l’i­mam Mohamed Bajrafil. (Hélène de La Rochefoucauld)