Les mariages forcés, cela donne des lésés, des frustrés, des rancœurs. Au palais du Luxembourg, le 12 mars, ils ont vaillamment tenté le coup, avec un colloque intitulé “Juifs et musulmans : le Pari(s) du vivre-ensemble”. Quel est ce “pari” ?Provoquer une rencontre, genre speed-dating, pour que le temps d’un programme ficelé à la seconde, juifs et musulmans fassent ami-ami.
Les discours je t’aime moi non plus
Car c’est bien de mariage qu’il s’agit, si l’on en juge le vocabulaire : “Retissons les liens !” lisons-nous sur la brochure. C’est du coaching pour couple en crise : on parle de l’importance de la communication, de l’autre vu comme celui qui aide à comprendre qui je suis, des vertiges et richesses infinis de l’altérité, du fameux “dialogue interreligieux”, le tout confinés dans une salle surchauffée (sûrement pour donner un coup de pouce au dialogue).
Et pas de bon mariage sans bon discours. On est vernis : trente huiles de la place parisienne (“et de province”, précise-t-on), du “sociologue, spécialiste de l’islam en France, directeur pédagogique de l’European Center For Leadership & Entrepreneurship Education (France)” côté musulman, au “Deputy Director, Woolf Institute, Cambridge” côté juif interviendront, avec chacun cinq minutes de parole, juste le temps qu’il faut pour expliquer pourquoi ils ont décidé de se dire “oui” pour la vie, et retisser des liens pour toujours avec ses “frères musulmans” et ses “frères juifs”, sans oublier — attention —, ses “frères athées”. Un “après-midi pour crever l’abcès” pour reprendre les mots d’un organisateur.
Les bons sentiments, les bonnes intentions
Pour le premier discours, cela commence fort. Kenza Aloui et Inès Weill-Rochant se présentent comme un couple, un couple israélo-musulman, “on s’est rencontrées à Science Po” annoncent-elles bouche en cœur. Kenza est d’origine marocaine, elle a découvert un jour “les vendeurs de falafels de la rue des Rosiers”, et depuis, on ne sait pas exactement quoi, mais elle a “pigé un truc”. Peut-être qu’elle a pigé son amie Inès, tout simplement, d’origine israélienne. Toutes les deux, ça va super, c’est top, la preuve que musulmans et juifs ensemble, c’est canon.
Toutes les deux, elles ont réalisé qu’il fallait “apporter de la nuance au débat”. D’autres intervenants s’attirent les sympathies du public pour leurs doux mots. Une affirmation fait fureur :
“Quand on n’a pas lu une page de l’Histoire, c’est très difficile ensuite de la tourner.”
La rabat-joie qui parle de rupture à tout bout de champ
Esther Benbassa est sénatrice du Val-de-Marne, c’est à elle que l’on doit ce colloque de l’amour. Elle a dû concocter le programme, tant elle met d’ardeur à ce que ses convives répondent à la cruciale question de la première partie :
“Pourquoi cette rupture ?”
Esther, petite dame haute en couleur, interrompt tout le monde, par exemple Kenza qui s’étend sur les “réactions porteuses d’espoir”. “Vous nous dites pas pourquoi cette rupture ?”, coupe-t-elle sans vergogne. Kenza bafouille : “Parce que la curiosité manque”, une réponse qui a le mérite d’exister mais qui ne satisfait pas Esther : “Tous les gens qui manquent de curiosité ne sont pas antisémites !” Esther traverse la salle en flèche, les cheveux en pétard, et réitère :“Essayez de nous trouver une réponse !” C’est un peu laborieux. En fait, personne ne pige la question, mais tout le monde devra s’y coller cinq minutes.
Les chouchous du public
Mohamed Bajrafil est imam à Ivry-sur-Seine. Il est plein de bon sens et d’humour. Il explique que ceux qui frappent (les jihadistes, ndlr), “le font parce qu’ils n’ont pas d’argument”. Il explique que “la langue et les dents ont appris à cohabiter”, que c’était pas évident au départ, donc musulmans et juifs devraient bien être cap’ eux aussi de se côtoyer sans se bouffer. Quand il dit “Si le juif n’existait pas, le musulman ne se saurait pas musulman”, l’assistance opine, et Esther chuchote à une copine : “Je vais me convertir à l’islam, il est trop bon.”
Mohammed provoque l’hilarité en expliquant que juif et musulman, c’est comme les doigts de la main, aucun n’est pareil. Et que heureusement, parce que du coup, on a le petit doigt, bien pratique par sa taille pour se le mettre dans le pif “oui, c’est dégoûtant” confesse t‑il.
Les mecs ronflants au discours pompeux
D’abord, il y a le “chercheur post-doctoral”, Samuel Everett, qui fait le fiérot avec le concept de “maghrebinicité” (qu’il a bien sûr inventé).
Dans cette salle où l’on étouffe, avec toute la “maghrebinicité” du monde dans la tête, il ne reste plus beaucoup de place pour accueillir le speech d’Eric Geoffroy et “ses Antiochiens”. Cela commençait bien pourtant, avec l’Evangile : “Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” Petit frémissement ému dans la salle.
Mais peu après, il nous largue, Éric Geoffroy, “islamologue à l’Université de Strasbourg et dans d’autres universités européennes”, qui parle de lui, des “Antiochiens”, mais surtout de lui : “C’est aussi pourquoi j’ai beaucoup étudié Spinoza”, “J’ai écrit une thèse sur la place de l’hébreu dans Spinoza”. Esther s’énerve : “Pourquoi cette rupture ? Pas à cause de Spinoza !”, Eric répond quelque chose qui fait un flop :
“J’ai 80% d’étudiants maghrébins, et je vous assure qu’ils ne sont pas juifs !”
Son voisin Marc Cheb Sun, écrivain, parle de “l’article 25a” de l’an 620 (comprenne qui pourra), de la charte qui prône “une société multiconfessionnelle”.
Luc Carvounas, sénateur du Val-de-Marne, fait la transition avec le prochain intervenant. Il explique : “Nous avons besoin de faire République contre l’obscurantisme rampant”. La formule fait mouche. Il ajoute que le dialogue, “c’est déjà la fin de la haine”. Mais ça, c’était avant le clash.
Le clash qui conduit au divorce
La voilà, la rupture qui a fasciné Esther Benbassa tout au long du colloque ! La rupture, c’est Abdelali Mamoun, qui se présente comme un “imam itinérant du Val-de-Marne” et théologien. Il explique qu’il faut réécrire l’histoire de France “à la lumière des enjeux présents”, que “huit siècles d’apports arabo-musulmans n’apparaissent pas dans les livres d’histoire en France”. Cela va encore.
Puis il affirme que dans ses prêches à la mosquée, il explique que “le Coran est La vérité”, qu’il ne faut pas se voiler la face :
“Si un musulman ne lit pas la Bible, c’est parce qu’il croit que ce n’est pas la vérité. On inculque à nos fidèles le caractère exclusif de la vérité. Mais attention, même si on croit que les autres ont tort, je dis aux musulmans de faire preuve de tolérance absolue”.
La pièce-montée du mariage s’écroule. Dans le public, un garçon accuse ce “discours religieux pédantesque”, soupire que l’imam vient de “confirmer ses appréhensions”, que si Abdelali ne veut pas comprendre que “la seule chose qui nous rassemble tous, c’est de croire en une transcendance”, on est mal.
Le rabbin, Yeshaya Dalsace, assis juste à côté d’Abdelali,“l’imam itinérant” conteste aussi largement les propos de ce dernier : “en lisant le Coran ou la Bible, je ne pense pas “ils ont tort””. Le rabbin estime que “la vérité est éclatée et multiple”. Il ajoute “je ne crois pas détenir la vérité”. Mais pour l’imam Abdelali, et aussi pour Mohamed Bajrafil (l’imam des “doigts de la main” qui se dit “aux antipodes de ce que pense le rabbin”), la position du rabbin est hypocrite. Ambiance.
Les fiançailles sont rompues. L’amour aura duré 1h50.
Photo d’en-tête : le rabbin Yeshaya Dalsace et l’imam Mohamed Bajrafil. (Hélène de La Rochefoucauld)