Religion / Laïcité

“Notre culture prépare à la révolte”

3millions7.com a interrogé Frédéric Pichon, diplômé d'arabe et docteur en Histoire contemporaine. Auteur d'une thèse sur la Syrie, il est chercheur associé à l'Equipe Monde Arabe Méditerranée de l'Université François Rabelais (Tours). La culture de nos sociétés occidentales est la principale raison selon lui du départ vers les terres de jihad.

3millions7.com: Comment expliquer la radicalisation de jeunes qui étaient apparemment intégrés dans la société française, allant jusqu’à partir pour le jihad ?

Frédéric Pichon: Je ne sais pas s’ils étaient par­faite­ment inté­grés en France, mais dans tous les cas, ils étaient nés en France, avaient fait leur par­cours sco­laire en France.  En somme, ils étaient très ordi­naires. Mais leur rad­i­cal­i­sa­tion subite est à met­tre en lien avec ce que j’ap­pellerais la mon­di­al­i­sa­tion de l’offre religieuse.  Le fon­da­men­tal­isme musul­man est très act­if sur la toile, dans une per­spec­tive glob­ale et se retrou­ve décon­nec­té des islams cul­turels, nationaux.

En fait, on assiste à un décou­plage total entre foi et cul­ture. Cela se retrou­ve d’ailleurs dans le fonc­tion­nement du fon­da­men­tal­isme évangélique, toutes choses égales d’ailleurs. Le jihad mon­di­al fait abstrac­tion du ter­reau des sociétés. C’est un islam décul­turé. Cela explique ce grand saut d’une cul­ture à une autre, ou d’une cul­ture à une non-cul­ture, globale.

 

3m7: Pourquoi ces jeunes voient-ils dans cette vision de l’islam, par ailleurs souvent découverte sur internet, la « voie la plus pure » à suivre et pourquoi se sentent-ils investis d’une mission ?

 

F.P: Le car­ac­tère rel­a­tive­ment peu attrac­t­if de nos sociétés occi­den­tales post-mod­ernes aux valeurs à forte dimen­sion mate­ri­al­iste ressort dans le dis­cours de ces jeunes. Ils denon­cent sou­vent le vide de leur prece­dente vie, le “métro-boulot-dodo.»

D’autre part, il faut tenir compte du pou­voir d’attractivité du jihad, que vient ren­forcer la dimen­sion géo­graphique. La Syrie et l’I­rak sont des ter­res d’escha­tolo­gie pour l’is­lam, idée que l’on retrou­ve dans de nom­breux hadiths (la tra­di­tion orale du prophète Mahomet) : la fin des temps aura lieu près de Damas pour beau­coup d’au­teurs de ces hadiths très con­nus. Ou dans l’idée que c’est en Syrie qu’aura lieu le retour du Daj­jal, l’An­téchrist pour la tra­di­tion chré­ti­enne. On se retrou­ve face à des textes apoc­a­lyp­tiques très forts. Et cela se con­firme dans les let­tres qu’écrivent ces jeunes à leurs par­ents. Ils par­lent du par­adis, de lieux de sain­teté. Ils pensent par­ticiper à quelque chose d’historique et de très puissant.

 

3m7: Comment expliquer ce retour des religions ? Quel sentiment religieux les anime ?

F.P: Trois com­posantes ani­ment ce sen­ti­ment religieux. L’émotion : on le voit sur les vidéos, ces jeunes guer­ri­ers pleurent ou rient. La renon­ci­a­tion, ensuite : ils ne fument pas, ne boivent pas. Et la régénéra­tion par la géographie…

 

3m7: Peut-on relier la force de ce sentiment religieux à la laïcité, voire au caractère libertaire des sociétés où ils vivent ?

F.P: C’est lié au car­ac­tère per­mis­sif de nos sociétés. On l’a vu avec Char­lie Heb­do : il y a pour cer­tains une incom­préhen­sion de cette lib­erté totale, du fait que tout soit permis.

 

3m7: Cela vaut-il également pour les jihadistes maghrébins ou saoudiens qui vivent dans des pays où la religion est plus présente ?

F.P: L’utilisation d’internet est très dévelop­pée dans ces régions. Les jihadistes du Maghreb ou d’Arabie Saou­dite ont accès à la même cul­ture. L’Arabie Saou­dite est le pays où le nom­bre de comptes Twit­ter par habi­tant est le plus élevé du monde. C’est aus­si celui où la con­som­ma­tion de vidéos pornographiques en ligne est la plus élevée. De ce fait, ils sont en con­tact per­ma­nent avec le mode de vie occi­den­tal et libéral. Leur engage­ment est une forme de refus de l’oc­ci­den­tal­i­sa­tion du monde.

 

3m7: La laïcité est-elle trop fermée ? N’empêche-t-elle pas de s’exprimer sur des sujets religieux dans la sphère publique ?

F.P: C’est vrai, il y un tabou français sur la reli­gion, qui s’explique par notre his­toire. C’est la France qui est allée le plus loin dans la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État.  On reste crispé sur les ques­tions religieuses, alors que d’autres pays européens en par­lent plus facile­ment. Mais avec l’is­lam on ne sait pas faire car notre mod­èle de laïc­ité est en réal­ité catholique. Alors on cherche vaine­ment un mag­istère et une hiérar­chie pour l’is­lam de France, alors que celui-ci fonc­tionne dans l’hor­i­zon­tal­ité, hor­i­zon­tal­ité accrue encore par internet.

 

3m7: Nos sociétés laïques et matérialistes ont-elles du mal à se défendre ?

F.P: Je ne suis pas sûr que le prob­lème vienne tant de la laïc­ité. Ce qui est en cause, c’est la société française post-mod­erne, forte­ment indi­vid­u­al­iste, méfi­ante vis a vis de toute autorité. La cri­tique est en réal­ité celle du mode de vie occidental.

Ces jeunes rad­i­cal­isés s’inventent une société idéale, hors sol, qui n’est pas cul­turelle­ment enrac­inée, où le courage, l’ab­né­ga­tion, la com­mu­nauté jouent un grand rôle. C’est une sorte de “cyber-utopie” anti mod­erne, mais qui para­doxale­ment utilise un imag­i­naire recy­clé à base de jeux vidéos et de pro­duc­tions Hol­ly­woo­d­i­ennes. Ils sont eux-mêmes les pro­duits de la mon­di­al­i­sa­tion qu’ils pré­ten­dent combattre.

Le prob­lème c’est la cul­ture de notre société. Pour résumer en car­i­cat­u­rant un peu, je dirais que la cul­ture Canal Plus du diver­tisse­ment, du ricane­ment et de l’ir­révérence, avec l’ar­gent comme réal­i­sa­tion ultime … fait plus de mal que l’abandon du ser­vice mil­i­taire ou la sup­pres­sion du salut des couleurs. Cette cul­ture a fini par imprégn­er la société ou alors la refléter, tout dépend de la tem­po­ral­ité que l’on adopte. Je ne suis pas sûr que l’enseignement sup­plé­men­taire de la laïc­ité à l’école puisse cor­riger le tir. C’est dans les familles que ça doit être fait.

Le prob­lème encore une fois est que la télévi­sion c’est l’accès de base à la cul­ture pour tout le monde. C’est un prob­lème cul­turel. Notre cul­ture pré­pare à la révolte, avec la cri­tique sys­té­ma­tique de tout. Cela per­met à notre société de con­stam­ment se remet­tre en cause, ce qui est posi­tif. Mais cela crée égale­ment un enne­mi intérieur .