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L’esprit du 11 janvier n’est plus là, selon les éditorialistes

La manifestation du 11 janvier a été immédiatement qualifiée d’historique par tous les médias, publiant en Une des photos de Français rassemblés au nom de la liberté et des valeurs républicaines. Au point que plusieurs éditorialistes, reprenant les discours de certains responsables politiques, avaient parlé d’un « esprit du 11 janvier ». Un mois après, ils sont nombreux à dire que cette ferveur populaire n’est plus. Revue de presse.

Il y a un mois, 3,7 mil­lions de per­son­nes descendaient dans la rue pour affich­er leur unité, à la suite des atten­tats meur­tri­ers con­tre Char­lie Heb­do et l’Hyper Cacher à Paris. Le lende­main, les médias français et étrangers étaient unanimes pour saluer un moment « his­torique ». Le quo­ti­di­en Le Monde titrait en Une « C’était le 11 jan­vi­er », au lende­main du rassem­ble­ment. Une date que plusieurs his­to­riens, dans une série de tri­bunes, voy­aient déjà comme « une journée fon­da­trice de la République ».

Un mois après, la chaleur et l’émotion sont retombées. L’espérance a fait place à un con­stat amer, partagé par des édi­to­ri­al­istes de droite comme de gauche, celui que l’esprit du 11 jan­vi­er est déjà mort et enterré.

Le retour à la politique politicienne

Le coup le plus direct est don­né par Rémi Godeau dans L’Opinion. Le titre de son édi­to­r­i­al ne pour­rait pas être plus clair : « Un mois après, l’esprit n’est plus là ». Selon le rédac­teur en chef du jour­nal, le prési­dent de la République et son gou­verne­ment n’ont tout sim­ple­ment pas été à la hau­teur de l’événement. Mal­gré l’immense espoir sus­cité par le rassem­ble­ment de mil­lions de per­son­nes, c’est désor­mais le retour du « pol­i­tics as usu­al » :

Depuis le 12 jan­vi­er, c’est pol­i­tics as usu­al. L’UMP se déchire à défaut de se choisir une ligne. La très atten­due con­férence de presse du chef de l’Etat accouche d’une souris – le ser­vice civique volon­taire. Rien n’entrave la dynamique d’un Front nation­al « aux portes du pou­voir ». Au bond de pop­u­lar­ité du cou­ple exé­cu­tif suc­cède un reflux mar­qué dans les sondages. Les annonces de réformes cos­mé­tiques sur le chô­mage ou sur l’éducation suiv­ent les incan­ta­tions cou­vertes par le bruit des kalach­nikovs. L’électrochoc a fait pschitt !

Un discours républicain qui tourne en boucle et reste aveugle face à la réalité

Chez Les Inrocks, la cri­tique est moins directe mais tout aus­si sévère. Si Frédéric Bon­naud ne remet pas en cause l’existence d’un après-11 jan­vi­er, il s’interroge sur le sens de cet « esprit répub­li­cain » que la classe poli­tique pré­tend faire sien. Son édi­to­r­i­al prend la forme d’un dia­logue entre deux per­son­nages, en désac­cord sur les suites à don­ner au rassem­ble­ment du mois dernier. L’un trou­ve insup­port­able les cri­tiques qui se font de plus en plus nom­breuses con­tre Char­lie Heb­do, alors que l’autre dénonce la pré­ten­due « sanc­ti­fi­ca­tion » du mag­a­zine satirique comme mod­èle de lib­erté. Les deux se retrou­vent cepen­dant sur un même con­stat : les respon­s­ables poli­tiques ne sont pas à la hau­teur, englués dans des dis­cours creux, un « catéchisme répub­li­cain » ânon­né sans prise avec le réel :

Ben moi, ce qui m’exaspère, tu vois, ce serait plutôt les réflex­es con­di­tion­nés d’une autre gauche, plus offi­cielle, plus gou­verne­men­tale, qui pointe d’un doigt accusa­teur les ban­lieues, les jeunes, les quartiers, bref tout ce qui n’est pas elle et qu’elle a aban­don­né il y a belle lurette, alors que ce sont SES électeurs. Elle mon­tre ses petits mus­cles, cette brave gauche, répète “laïc­ité” et “com­mu­nau­tarisme” comme des mantras, ânonne son vieux catéchisme répub­li­cain, et con­sid­ère qu’au fond, les tueurs sont les représen­tants à peine dévoyés de cette masse indif­féren­ciée et dan­gereuse qu’elle appelle “les pau­vres” et dont elle ne veut surtout plus enten­dre par­ler, surtout si les­dits “pau­vres” ont le mal­heur de ne pas avoir aban­don­né toute reli­giosité. Tu vois ?

Le rassemblement du 11 janvier, l’expression d’une émotion ponctuelle

Pour Eric Conan de Mar­i­anne, le 11 jan­vi­er s’est éva­poré aus­si vite qu’il est apparu. Avec le recul, le sen­ti­ment d’unité que beau­coup ont voulu n’était le fruit que d’une émo­tion pas­sagère. Les man­i­fes­tants étaient loin de défendre tous les mêmes idées, cha­cun étant venu pour ses pro­pres raisons. C’est donc sans sur­prise, selon lui, que les appels à l’unité nationale ont aus­si mal vieil­li. Prompts à s’indigner, les Français sont retournés à leurs habitudes.

« Je suis Char­lie » ? Cet oxy­more ten­ant du remords (avant les mas­sacres, pas grand monde était Char­lie, un heb­do proche de la fer­me­ture ven­dant moins de 30 000 exem­plaires) a con­nu un tel suc­cès parce qu’il per­me­t­tait à cha­cun de l’interpréter comme il le voulait. L’on pou­vait cepen­dant espér­er qu’il sig­nifi­ait, sinon un amour (non oblig­a­toire) pour les sail­lies (plus ou moins estimables) de Char­lie Heb­do, au moins un amour pour une société de lib­erté dans laque­lle Char­lie Heb­do est pos­si­ble. […] Un mois après, il faut déchanter de con­stater un rapi­de retour à la nor­male : pas de vagues, cou­chons-nous. Beau­coup se seront con­tentés d’une « génu­flex­ion hâtive avant de revenir à leurs vieilles anti­ennes », comme l’avait déjà déploré Claude Lanz­mann quelques semaines après le 11 sep­tem­bre 2001.

L’“esprit du 11 janvier” n’est pas encore né

Et si on avait par­lé de l’esprit du 11 jan­vi­er trop tôt ? C’est ce que sug­gère Nico­las Truong dans Le Monde (arti­cle payant). Selon lui, l’événement a été vite affublé de tous les super­lat­ifs : « une union sacrée », « une com­mu­nion nationale », « un sur­saut répub­li­cain », mais sans jamais lui don­ner un véri­ta­ble sens. C’est donc que l’esprit du 11 jan­vi­er n’est pas mort. En fait, il n’est pas encore né. L’éditorialiste appelle ain­si à « pass­er du réflexe à la réflex­ion » :

L’esprit du 11 jan­vi­er devrait ain­si nous con­duire à ne pas oubli­er que cette défla­gra­tion est issue de nos flancs, que ces ter­ror­istes sont aus­si nos enfants. Que ce n’est qu’un change­ment rad­i­cal de poli­tique qui sor­ti­ra la France de la ter­reur anomique. En un mot, il ne faudrait pas, comme dis­ait le sit­u­a­tion­niste Guy Debord, que notre démoc­ra­tie souhaite à nou­veau « être jugée sur ses enne­mis plutôt que sur ses résultats ». 

Image d’en-tête : Une du jour­nal Le Monde, 12 jan­vi­er 2015 (cap­ture d’écran)