« Je pense que l’on s’apprête à vivre une journée et une vente historique ». Kiosquier, Philippe est installé depuis 23 ans sur l’avenue des Gobelins dans le 13e arrondissement de Paris. Il est le gérant de l’une des plus grandes maisons de presse du quartier.
Depuis vingt-trois ans, Philippe se lève tous les matins à 4 heures pour recevoir les journaux et préparer son kiosque. Vingt-trois ans aussi qu’il ouvre chaque jour à 7h30 pétantes et accueille ses premiers clients. Et vingt-trois ans surtout qu’il vend chaque mercredi Charlie Hebdo. Une routine bien rodée…
Pourtant dans la nuit du 14 janvier, un va-et-vient inhabituel de cartons devant le numéro 25 rompt le silence du quartier, encore endormi. Il est 2h30. Les traits du visage tirés, une barbe de deux jours et les cheveux hirsutes, Philippe est déjà au travail. Seul au fond de son magasin, il déballe, il compte et il range. Mais aujourd’hui tout est différent. Il ouvrira à 5 heures. « Pour gérer la foule, il vaut mieux se donner du temps », nous confie-t-il.
Un engouement difficile à gérer
« Les clients n’en ont rien à faire de savoir comment s’organise notre travail, ce qu’ils désirent en entrant ici, c’est avoir leur journal. Un point c’est tout », s’exclame-t-il. Personne en effet ne se doute qu’il faudra à Philippe un peu plus de trois heures pour gérer cette journée, qui s’annonce déjà fatigante.
Dans la vie de ce kiosquier, c’est la première fois qu’il voit un tel engouement pour le journal satirique qu’est Charlie Hebdo. Depuis une semaine, il est en tractation direct avec l’Union des imprimeurs afin d’avoir suffisamment de numéros pour répondre à la demande.
Une semaine aussi qu’il dit à ses clients qu’il ne prendra pas ni commande ni réservation. Aucun passe-droit ne sera accordé. «J’ai des personnes que je n’ai pas vu depuis 15 ans et qui m’ont souhaité la bonne année sur mon portable, tout ça pour avoir un Charlie, ironise-t-il, s’ils en veulent un, ils viendront à 5 heures. »
Des cartons de livraison sécurisés
Le compte-à-rebours a commencé. Les trois heures à venir seront rythmées d’alertes sur son téléphone afin d’être dans les temps. Une dizaine de cartons remplis de Charlie l’attend déjà. « Ils ont été sécurisé car il faut bien se dire que c’est de l’argent ». Pour cette raison, Philippe nous demande de ne pas divulguer le nombre exact de numéro qu’il a en sa possession. Nombre sans comparaison avec la vente habituelle. « Avant le drame, j’en recevais trente par semaine » nous dit-il. Ce 14 janvier pourtant, il en aura « beaucoup plus qu’une région de France », sans nous dire pour autant laquelle.
Placé au plus grand carrefour du quartier, il sait qu’il verra du monde aujourd’hui. « Les gens vont venir l’acheter, c’est certain mais combien vont réellement le lire », soupire-t-il.
« Aujourd’hui, je ne gagnerai pas d’argent. L’intégralité de la vente sera reversée au journal, dit-il tout en ajoutant franchement, mais on ne nous a pas demandé notre avis. Les instances syndicales nous l’ont imposé ». Et il le déplore. A l’heure où les ventes en kiosque dégringolent, « un tel évènement aurait fait du bien pourtant », selon lui.
Une volonté de rendre hommage à la presse
4h30. Le comptage est enfin terminé. Il est temps de s’occuper de la vitrine. Aujourd’hui, il fera la part belle à Charlie Hebdo. Il ne mettra pas seulement la Une mais chaque page de l’hebdomadaire sera affichée. « Je vais leur ouvrir toutes les pages car y a des gens qui n’ont pas les trois euros (prix auquel est vendu Charlie Hebdo, ndlr) mais surtout pour que certains découvrent le produit et arrêtent de parler sans savoir », insiste-t-il.
Un ami de longue date. Philippe est triste ce matin en découvrant Charlie : « Beaucoup de gens ne l’ont jamais lu, ils pensent qu’il y a à l’intérieur uniquement des dessins, critique-t-il tout en ne pouvant pas s’empêcher de lâcher, mais putain qu’est-ce-que ces dessinateurs étaient drôles ! ». Nostalgique, il se souvient des dédicaces qu’il avait réalisées ici même avec Cabu et Georges Wolinski.
A présent, il est temps de lever le rideau métallique. Les lumières du magasin s’allument et Philippe ouvre à peine la caisse que déjà une dizaine de personnes entrent. Son souhait est que cette frénésie résiste au temps. Pour cela, il nous donne d’ores et déjà rendez-vous au prochain numéro.
Photo d’en-tête : Les unes des journaux nationaux exposées par le kiosquier le 14 janvier ( CFJ / B. Garot )