Intégration

Descendants d’immigrés : « Quand est-ce qu’on se sentira enfin Français ? »

Ils sont nés ici, ont grandi ici, ne connaissent souvent que la France. Au quotidien pourtant, ils sont ramenés à leurs origines, leur religion ou leur quartier. Rencontre avec ces fils et filles d'immigrés, musulmans ou non, qui rêvent de se sentir Français. 

“Quand ta famille est en France depuis deux, trois ou qua­tre généra­tions et que tu as du mal à te sen­tir Français, tu te pos­es des ques­tions… Les jeunes d’au­jour­d’hui finis­sent par se dire que c’é­tait plus facile pour leurs par­ents ou grands-par­ents de s’in­té­gr­er à leur époque !” con­fie Hache­mi, sur­veil­lant dans un lycée d’un quarti­er sen­si­ble du Nord de la France.

Deux cents kilo­mètres plus bas, même sen­ti­ment du côté de Mari­am, 23 ans, qui ter­mine tout juste un Mas­ter 2 de “Gou­ver­nance de pro­jets de développe­ment en Afrique” à l’U­ni­ver­sité Paris Sud :

“Pour la plu­part, nos par­ents ou grand-par­ents n’é­taient pas nés en France. Mais nous, nous sommes Français. Nor­male­ment, on ne devrait pas avoir avoir à s’intégrer !”

Ascenseur social blo­qué ? Retour du racisme et de l’is­lam­o­pho­bie en France ? C’est ce que ressen­tent les descen­dants d’im­mi­grés. Les chiffres et rap­ports pub­liés récem­ment le con­fir­ment : “instal­la­tion préoc­cu­pante” de l’in­tolérance diag­nos­tiquée en 2012 et 2013 par la Com­mis­sion française des droits de l’homme (CNCDH); mul­ti­pli­ca­tion des actes racistes et islam­o­phobes en 2014, exac­er­bée après les atten­tats de jan­vi­er 2015 ; rap­pel à l’or­dre par le Con­seil de l’Eu­rope mi-févri­er, face à la mul­ti­pli­ca­tion des “actes et dis­cours haineux”

His­torique­ment terre des droits de l’Homme et terre d’asile, la France, qui compterait un quart à un tiers de descen­dants d’im­mi­grés sur son ter­ri­toire et 8% d’habi­tants musul­mans, serait-elle en train de tourn­er le dos à ses valeurs ?

Dirigeant de club de foot, chauf­feur de taxi, ouvri­er, bar­man, ou étu­di­ant, sur­veil­lant… Ils ne ressen­tent pas tous le racisme de la même manière au quo­ti­di­en, mais ont accep­té de se livrer.

“On a déjà trop parlé de nous avec les attentats…”

À Gare du Nord, j’ai des copains qui me dis­ent qu’ils sont trois fois plus con­trôlés qu’a­vant les atten­tats !”, assure Amour, un cuisinier tunisien venu exercer en France en 2008.

“On a déjà trop par­lé de nous (les musul­mans) avec les atten­tats. Et pas qu’en bien…», glisse Youness, la trentaine, accoudé au bar du restau­rant où il tra­vaille comme serveur, dans le XIe arrondisse­ment. “C’est pas le moment de deman­der aux gens de par­ler de ça, c’est encore trop sen­si­ble. Mieux vaut atten­dre quelques mois…”

“Les ten­sions, c’est clair qu’on les ressent, surtout en province”, con­firme Rachid Youcef, l’en­traineur du Foot­ball Club d’Aubervil­liers. Son équipe de 25 joueurs est cos­mopo­lite, à l’im­age des quartiers pop­u­laires, et lorsqu’elle se déplace, l’ac­cueil n’est pas tou­jours des plus chaleureux. 

“On est sou­vent regardés de tra­vers quand on arrive quelque part, que ce soit dans une sta­tion ser­vice ou au restau­rant. Les joueurs se pren­nent des remar­ques ou des insultes mais ils sont briefés, ils savent qu’ils ne doivent pas répon­dre. Parce que s’ils ne sont pas irréprochables, il y aura tou­jours quelqu’un pour dire “vous voyez, on vous l’avait bien dit, il faut s’en méfier!”

Dessin : Mathou

Et si l’en­traineur n’est pas inqui­et pour les joueurs de son équipe, bien encadrés, il est con­scient que ce genre d’at­taques peut user cer­tains jeunes et les pouss­er au repli communautaire :

“Au fur et à mesure, face aux regards méfi­ants, aux mots blessants, les jeunes dévelop­pent une cara­pace… cer­tains s’en­fer­ment dans de petits groupes qui per­dent l’en­vie d’ap­partenir à la France ou d’être asso­ciés à elle, car ils ont la sen­sa­tion que le pays ne veut pas d’eux…”

“Français oui, on l’est sur le papier…”

Mari­am Idham­mou, 23 ans ans, vit à Vernouil­let dans les Yve­lines. La jeune femme d’o­rig­ine maro­caine qui ter­mine son Mas­ter 2 de “Gou­ver­nance de pro­jets de développe­ment en Afrique” à l’U­ni­ver­sité Paris Sud. Issue d’une famille plutôt aisée, celle qui porte le voile a un bagage cul­turel et sco­laire loin du stéréo­type de la jeunesse des cités. Pour­tant, lorsque l’on abor­de la ques­tion de l’in­té­gra­tion, elle ne se sent pas moins con­cernée qu’une autre :

“Français, on l’est tous sur le papi­er… Mais être Français, c’est aus­si être recon­nu comme tel ! Aujour­d’hui, bon nom­bre de jour­nal­istes nous désig­nent d’abord comme “issus de l’im­mi­gra­tion” ou “musul­mans” avant de dire qu’on est Français. Comme si notre reli­gion ou nos orig­ines étaient notre nationalité!”

Youssef Belke­bla, le dirigeant de l’équipe d’Aubervil­liers, s’in­ter­roge lui-aussi :

“Est-ce que les Français sont prêts à dire que les gamins qui s’ap­pel­lent Mous­sa, Tra­oré, Mohammed ou Ibrahim sont aus­si des enfants de la République ?”

Se sen­tir Français n’est déjà pas une évi­dence pour ceux qui le sont, ça l’est encore moins pour ceux qui peinent à le devenir.

Dji­lali Ait Abdes­se­lam, né en Algérie, est arrivé sur le sol français en 1966 à l’âge de 7 ans. Quar­ante ans plus tard, il vient seule­ment de faire sa demande de nat­u­ral­i­sa­tion, découragé par les obsta­cles à franchir jusque-là :

“Il faut aller à Bobigny et faire la queue pen­dant des heures pour retir­er un dossier de nat­u­ral­i­sa­tion. Cer­tains y vont à 2h du matin la veille, d’autres dor­ment sur place. Ils sont traités comme des ani­maux… Je ne sais pas si c’est pro­pre au départe­ment du 93, mais moi j’ai lais­sé tombé devant la mon­tagne admin­is­tra­tive à gravir…»

Aujour­d’hui, sa terre natale — l’Al­gérie — est bien loin. Les rares fois où il y retourne, on l’ap­pelle “l’im­mi­gré”. Mais l’homme de 47 ans, père de trois enfants, a trou­vé un cer­tain équili­bre. Il est fier d’être le fruit d’une dou­ble appar­te­nance, d’une dou­ble culture :

“Je n’ai pas spé­ciale­ment la fibre patri­o­tique mais quand j’écoute la Mar­seil­laise avant un match de foot, ça me fait vibr­er autant que l’hymne algérien. Aujour­d’hui je me sens plus Français qu’Al­gérien parce que toute ma vie est ici. Mais je reste fier de mes racines et je ne vais pas les renier”.

Dessin : Mathou

“J’avais l’impression d’être arrivé au poste le plus élevé de la ville pour un arabe”

Rachid Youcef, l’en­traîneur de l’équipe d’Aubervil­liers, est aujour­d’hui un exem­ple de réus­site que les médias sol­lici­tent régulière­ment pour cela. Il en est con­scient. Issu des quartiers pop­u­laires, l’homme de 34 ans est fier d’en­traîn­er une équipe qui évolue dans l’an­ticham­bre du foot pro­fes­sion­nel. Mais il ne compte pas s’ar­rêter là. À terme, c’est la Ligue 1 ou la Ligue 2 qu’il vise. Sauf qu’il craint le fameux “pla­fond de verre”, déjà sou­vent évo­qué dans le milieu du football :

“Sur la quar­an­taine d’en­traineurs de Ligue 1 et 2, il doit y en avoir un ou deux d’o­rig­ine arabe ou sub-sahari­enne, et encore !”

En fait, il n’y en a aucun.

“J’ai l’im­pres­sion qu’on doit en faire dix fois plus que les autres pour y arriv­er. Et puis on n’a pas le droit à l’erreur. Est-ce que c’est un hasard ou il y a des préjugés qui per­durent ? Dif­fi­cile à dire. Mais on ne peut que con­stater cette fron­tière invis­i­ble entre le foot­ball pro­fes­sion­nel et amateur.”

Dji­lali Ait Abdes­se­lam, d’abord ani­ma­teur pour ado­les­cents puis directeur de l’Of­fice munic­i­pal de la jeunesse d’Aubervil­liers (OMJA), s’est heurté à la même impres­sion. Il a finale­ment aban­don­né son poste pour devenir taxi :

A ce moment là, quand je regar­dais l’or­gan­i­gramme de la ville, j’avais l’im­pres­sion d’être arrivé au poste le plus élevé pour un arabe… A un cer­tain stade, on con­state claire­ment que ça manque de mixité”

“Difficile de chercher du boulot quand on sait qu’on ne va pas être jugé sur ses compétences…”

“Il y a un mois, un jeune m’a racon­té que, lors de son entre­tien d’embauche pour être chauf­feur-livreur, les trois pre­mières ques­tions que lui avait posées le recru­teur c’é­tait : quelles sont tes orig­ines, quelle est ta reli­gion et es-tu pratiquant?” 

Pierre-Jean Bail­lard, représen­tant de la maire de Paris dans les écoles pour le XIème arrondisse­ment, se sou­vient de ce jeune homme qui répon­dit en toute fran­chise qu’il était musul­man pra­ti­quant. Par chance, il était accom­pa­g­né d’un représen­tant de Pôle Emploi qui mit fin à l’en­tre­tien, car le Code Pénal inter­dit formelle­ment au recru­teur toute ques­tions rel­a­tives — entre autres — aux orig­ines, à la reli­gion  ou — depuis févri­er 2014 — au lieu d’habi­ta­tion du candidat.

Pour cet homme de 80 ans, c’est le symp­tôme d’une jeunesse qui se sent freinée dans ses ambi­tions. Or, ce sen­ti­ment d’in­jus­tice nour­rit une ran­coeur, une rage, qui ne cessera de grandir tant qu’une véri­ta­ble égal­ité des chances sur le marché de l’emploi ne sera pas garantie par l’État.

“C’est très dif­fi­cile psy­chologique­ment, de con­tin­uer à chercher du boulot quand on est con­va­in­cu que l’on va être jugé sur des critères per­son­nels, voire intimes, et non sur des com­pé­tences. Et encore, ce n’é­tait “que” pour un poste de chauf­feur-livreur… Alors imag­inez les ques­tions qu’on doit leur pos­er pour un poste à responsabilités!”

Le rap­port Pisani-Fer­ry ren­du pub­lic en févri­er 2015 révèle ain­si que le taux de chô­mage moyen pour un jeune act­if de moins de 25 ans, est 20% plus élevé pour les descen­dants d’im­mi­grés africains (42%) que pour les descen­dants d’im­mi­grés européens ou les Français sans orig­ines étrangères (22%). En d’autres ter­mes, en 2014, une per­son­ne de couleur avait deux fois moins de chance de trou­ver un tra­vail que les autres.

Les auteurs du rap­port affir­ment même avoir réus­si à isol­er les fac­teurs “stricte­ment per­son­nels” (sexe, âge, caté­gorie socio-pro­fes­sion­nelle des par­ents…) d’autres critères (dits “non-expliqués”) comme une maîtrise insuff­isante de la langue française ou le manque de réseau pro­fes­sion­nel des jeunes. Mais pas que :

“Une par­tie (des élé­ments “non-expliqués”) peut être imputée à des com­porte­ments dis­crim­i­na­toires à l’encontre de ces pop­u­la­tions. (…) Cette dis­crim­i­na­tion, mesurée notam­ment via des test­ings, appa­raît par­ti­c­ulière­ment mar­quée pour les jeunes descen­dants d’immigrés d’Afrique, et pour les jeunes hommes”

Dessin : Mathou

“C’est beaucoup plus facile de devenir dealer que médecin ici”

Ismaël Badaoui, 30 ans, est l’un des doyens de l’équipe de foot­ball d’Aubervil­liers. Après un mas­ter de finances à Paris XXe, il a ouvert son cab­i­net de “ges­tion de pat­ri­moine” à la Défense et a quit­té Aubervil­liers pour Sartrou­ville. Deux soirs par semaine, lorsqu’il arrive aux ves­ti­aires, il troque son cos­tume-cra­vate et ses chaus­sures cirées con­tre le short et une paire de basket.

“Vous voyez com­ment je suis habil­lé ? Bien sûr que je ne subis plus les mêmes dis­crim­i­na­tions depuis que je gagne cor­recte­ment ma vie. Les gens ne nous regar­dent pas pareil quand on est en cos­tume ou dans un jog­ging, qu’on soit bronzé ou pas…”

Sa théorie ? Le racisme est struc­turel - c’est à dire, selon la déf­i­ni­tion soci­ologique, dû à l’or­gan­i­sa­tion de la vie sociale telle qu’elle est voulue plus ou moins con­sciem­ment par les insti­tu­tions éta­tiques et les hommes poli­tiques. Ismaël Badaoui pense en par­ti­c­uli­er au manque de mix­ité sociale dans les ban­lieues, rebondis­sant sur la notion polémique d’ “apartheid” employé par le Pre­mier min­istre Manuel Valls il y a quelques semaines :

“C’est sim­ple, tu prends un gamin qui grandit dans un endroit où il a un voisin au chô­mage, l’autre au RSA et le dernier ouvri­er, c’est clair qu’il n’a pas les mêmes chances que le gamin qui a des voisins médecins, avo­cats, cadres ou notaires… Et ça c’est val­able pour tous les gamins, qu’ils s’appellent Julien ou Mohammed !”

Ismaël Badaoui a gran­di à Aubervil­liers, cette ville du “9–3» sou­vent citée par les médias depuis les émeutes de 2005.

“C’est beau­coup plus facile de ven­dre de la drogue ici que de devenir médecin. On a gran­di dans des familles où le seul repère de salaire qu’on avait c’é­tait celui de nos par­ents : 1200, 1500 euros, max­i­mum. Quand on était jeunes, on croy­ait que c’était ça, réus­sir sa vie !”

Pour Ismaël, la lutte con­tre le racisme doit pass­er par de vrais efforts financiers de l’É­tat dans les domaines de la poli­tique de la ville, de l’é­d­u­ca­tion, de l’ac­cès à la san­té, du sou­tien aux asso­ci­a­tions et à la cul­ture… Or en quar­ante ans, les poli­tiques de la ville suc­ces­sive­ment menée par les gou­verne­ments de droite et de gauche, ont échoué sur la ques­tion. Au cours des dix dernières années, 43 mil­liards ont été dépen­sés en ZUS, loi SRU, PNRU et autres plans aux acronymes bar­bares, pen­dant que les sub­ven­tions aux asso­ci­a­tions de quarti­er bais­saient et que près d’une sur deux dis­parais­sait.

Et le sen­ti­ment que rien ne bouge, voire que les choses régressent, est d’au­tant plus pénible à sup­port­er pour les descen­dants d’im­mi­grés, que la France se dit “pays des droits de l’homme”. Un tiraille­ment déjà évo­qué en 2006 par Patrick Weil, chercheur au cen­tre d’His­toire sociale du CNRS (République et diver­sitéEdt Seuil) :

“La République est para­doxale. Elle place l’égalité des droits au cœur de ses valeurs. Mais, con­fron­tée à l’immigration et à la diver­sité cul­turelle, elle tend à oubli­er ses pro­pres principes (…) Cette mécanique para­doxale con­tin­ue à entretenir des mythes et à mas­quer l’étendue des dis­crim­i­na­tions dont souf­frent les immi­grés et les Français de couleur.

“C’est insupportable de tout ramener à la religion sans arrêt !”

“On s’en foutait des reli­gions avant” , se sou­vient Jean-Pierre, quin­quagé­naire logé dans un HLM du XXème arrondisse­ment de Paris. L’homme ouvri­er dans le bâti­ment, côtoie depuis tou­jours toutes les nation­al­ités sur ses chantiers. “Et il n’y a jamais de prob­lème !» se sent-il obligé de pré­cis­er. Presque éton­né d’avoir cher­ché à se jus­ti­fi­er, il allume une cig­a­rette et soupire, l’air soucieux.

“Il y a une ambiance bizarre en France ces temps-ci. J’ai l’im­pres­sion qu’il faut faire atten­tion à tout ce qu’on dit, à chaque mot qu’on emploie… Si un type vient te chercher des nois­es dans la rue et que tu l’en­voies bouler, on va te soupçon­ner d’être raciste si par hasard il est maghrébin. Mais moi je m’en fous de ça ! C’est insup­port­able de tout ramen­er à la reli­gion ou au pays d’o­rig­ine sans arrêt… ça devient de plus en plus le cas et ça m’inquiète…”

Pour Mari­am, l’é­tu­di­ante de 23 ans dont le père est imam dans les Yve­lines, il y a un véri­ta­ble prob­lème dans le dis­cours sur l’is­lam en France. Pour elle, ce sont les hommes poli­tiques et les médias qui ont con­tribué à créer une forme de sus­pi­cion vis à vis de l’islam :

“Si on arrê­tait de par­ler de l’Is­lam comme d’une reli­gion ‘anti-tout’, on com­prendrait que ses valeurs ne sont en aucun cas incom­pat­i­bles avec la République ! On insiste pas assez sur le positif…”

Meh­di Mahamme­di, mil­i­tant PS à Ivry sur Seine (Val-de-Marne), a organ­isé le 27 févri­er dernier un débat autour des ques­tions de dis­crim­i­na­tions raciales et sex­uelles. La ques­tion de la reli­gion, qui n’é­tait pour­tant pas dans le débat ini­tiale­ment, s’est rapi­de­ment invitée dans la discussion :

“Cer­taines per­son­nes issues de l’im­mi­gra­tion pensent que l’is­lam­o­pho­bie ne serait qu’une ver­sion  ‘poli­tique­ment cor­recte’ du racisme. Comme si les racistes de 2015 se cachaient der­rière un nou­veau mot — lit­térale­ment, “peur de l’is­lam” — pour dis­simuler leur peur de l’immigré.”

Dif­fi­cile de stat­uer sur l’am­pleur de la con­fu­sion qui règne dans les esprits entre reli­gion et orig­ines. Un sondage mon­trait toute­fois en avril 2014, que 56% des Français con­sid­éraient les musul­mans comme faisant par­tie d’un groupe “à part dans la société française”, les Maghrébins ne sont cités “que” dans 46% des cas.

Un déplace­ment qui traduit la mon­tée en puis­sance ful­gu­rante d’une peur de l’is­lam, puisque le terme d’islam­o­pho­bie n’est  régulière­ment employé par les médias et les hommes poli­tiques que depuis les atten­tats du 11 sep­tem­bre 2001, et qu’il n’est entré dans le dic­tio­n­naire Petit Robert qu’en 2005.

Dessin : Mathou

“Les gens qui votent FN sont victimes de ce qu’on leur montre à la télé”

“Moi je n’en veux pas aux gens qui votent FN”, lâche Ismaël Badaoui, joueur de foot­ball d’Aubervil­liers et à la tête d’un cab­i­net de ges­tion de patrimoine.

“Ils sont vic­times de ce qu’on leur mon­tre à la télé… À force de voir sur leurs écrans des musul­mans qui com­met­tent des atten­tats, ils finis­sent par faire l’a­mal­game… Je n’en veux pas à ceux qui votent FN, j’en veux aux jour­nal­istes d’avoir con­tribué à dif­fuser une mau­vaise image de l’is­lam et aux hommes poli­tiques de ne pas s’être attaqués aux prob­lèmes plus tôt.”

Rachid Youcef, son entraineur, porte lui aus­si un regard cri­tique sur la manière dont les jour­nal­istes ont cou­vert les atten­tats ter­ror­istes de janvier :

““C’é­tait du 24 heures sur 24 ! Les extrémistes ont pris une place énorme sur les écrans par rap­port à ce qu’ils représen­tent… Surtout qu’ils ne représen­tent rien ! En tous cas, pas nous…”

Pour beau­coup, le sum­mum de l’af­front a été atteint le soir des atten­tats de Char­lie Heb­do, lorsque les jour­nal­istes ont ten­du le micro aux musul­mans, “de l’in­con­nu de la rue” à l’in­vité du plateau télévisé, pour leur deman­der s’ils con­damnaient les actes terroristes.

“Oui, peut-être que ça en aurait ras­suré cer­tains…», lâche du bout des lèvres Hache­mi, sur­veil­lant d’un lycée de ban­lieue lil­loise. “Mais en même temps, répéter “pas d’a­mal­game” à tout bout de champs, ça ne sert pas à grand chose. Ceux qui ne sont pas racistes ne le seront pas plus, et ceux qui sont déjà racistes ne le seront pas moins !”

Pudeur, fierté, peur d’en­ven­imer les choses, refus de se posi­tion­ner en “vic­times” : de nom­breux fac­teurs expliquent le retrait médi­a­tique que s’im­posent désor­mais beau­coup de descen­dants d’im­mi­grés lorsque les jour­nal­istes leur ten­dent le micro. 

La com­mu­nauté musul­mane, de plus en plus scep­tique vis-à-vis des médias “tra­di­tion­nels”, a d’ailleurs beau­coup dévelop­pé ces dernières années, ses pro­pres médias et por­tails d’in­for­ma­tions (Al-Kanz, Kat­i­bîn, Oum­ma, Saphirnews etc.), aux dizaines de mil­liers d’abon­nés sur Face­book et Twitter.

Seul Dji­lali Ait Abdes­se­lam, le chauf­feur de taxi, porte un regard moins cri­tique vis à vis du traite­ment médi­a­tique des atten­tats de janvier :

“Pour une fois, j’ai le sen­ti­ment que le médias y ont été avec des pincettes. Je n’ai pas sen­ti l’amalgame comme avant. La com­mu­nauté musul­mane s’est indignée et on l’a vue, chose qui n’était pas vrai­ment faite avant, après les attaques de Mohammed Mer­ah en 2012 par exem­ple. Même chez les hommes poli­tiques, de Hol­lande à Sarkozy, tout le monde a fait attention”.

“On a rasé les murs pour s’intégrer. Nos enfants pensaient ne pas avoir à le faire…”

Assis der­rière son bureau au rez-de-chaussée du stade André Kar­man, quelques min­utes avant l’en­traine­ment, Youssef Belke­bla, se con­fie. Le vice-prési­dent et dirigeant du club d’Aubervil­liers, 50 ans, voit bien que les jeunes dont il s’oc­cupe ne gran­dis­sent pas dans le même con­texte que ce qu’il a vécu, lui, il y a trois ou qua­tre décennies.

“Nos par­ents sont venus pour recon­stru­ire la France après la guerre. C’é­tait le plein emploi. Deux généra­tions plus tard, pour leurs enfants ou petits-enfants, c’est la crise et il y a beau­coup de chô­mage. Or, comme sou­vent en temps de crise, il faut un bouc émis­saire… et le bouc-émis­saire, c’est l’étranger!”

Dessin : Mathou

M. Mah­moud, 61 ans, est né dans les mon­tagnes de Kabylie au début de la guerre d’Al­gérie. Arrivé dans le départe­ment de Seine-Saint-Denis à l’âge de 20 ans, en 1974, il ne l’a plus jamais quitté.

“Nous, les fils d’im­mi­grés, on a reçu une édu­ca­tion à l’an­ci­enne. On a rasé les murs pour s’in­té­gr­er. On a gran­di avec des règles qu’il ne fal­lait pas trans­gress­er : dire bon­jour, ne pas faire ci ou ça, ren­tr­er à l’heure, respecter les anciens… Les valeurs qui nous avaient aidé à nous inté­gr­er se sont un peu per­dues par la suite.

Nos enfants, la troisième généra­tion, ne se sont pas bat­tus pour devenir Français car ils sont nés Français. Beau­coup pen­saient qu’ils n’au­raient pas à le faire. Finale­ment, lorsqu’ils décou­vrent qu’on ne les accepte pas tou­jours en tant que tel au bout de trois généra­tions, le sen­ti­ment d’in­jus­tice est très lourd à porter.”

M. Mah­moud se sou­vient de son édu­ca­tion dans les mon­tagnes de Kabylie:

“Au vil­lage, on est le fils de tout le monde. La pre­mière école, c’est l’en­tourage. L’é­d­u­ca­tion est faite par les pro­fesseurs mais aus­si par les oncles, les tantes, les cousins, les voisins… Avant, les par­ents autori­saient n’im­porte qui à met­tre une claque à son gamin s’il fran­chis­sait les lim­ites du respect. Aujour­d’hui, c’est fini. Les par­ents ne reca­drent plus beau­coup leurs enfants, et même leurs pro­fesseurs n’osent plus rien dire ni rien faire!”

Faute de cadres, d’at­ten­tion des adultes, de valeurs, M. Mah­moud pense que les enfants en mal de recon­nais­sance et de lim­ites, peu­vent être ten­tés de trou­ver refuge dans la religion :

“Les jeunes souf­frent parce qu’ils sont délais­sés de partout. C’est peut-être en par­tie à cause du désen­gage­ment des par­ents, des pro­fesseurs et de l’en­tourage des enfants que cer­tains d’en­tre eux se tour­nent vers la religion”

“Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts qu’à mon époque… J’ai confiance en l’avenir”

Rachid, Youssef, Hache­mi, Youness et bien d’autres, refusent de se décourager. Avancer dans la vie, comme sur le ter­rain de foot, se cram­pon­ner à ses objec­tifs et faire ses preuves, tel est le régime auquel ils s’as­treignent depuis des années en espérant que cela porte ses fruits.

Et der­rière un tableau très som­bre, cer­tains indi­ca­teurs mon­trent tout de même des pro­grès en matière d’in­té­gra­tion. Les enfants d’im­mi­grés sont de plus en plus nom­breux à accéder au diplôme du bac et aux cur­sus uni­ver­si­taires, le nom­bre de mariages mixtes ne cesse de croître (1/3 du total des mariages ces dernières années), des fil­ières ont été spé­ciale­ment mis­es en place pour les jeunes des zones d’é­d­u­ca­tion pri­or­i­taires à Sci­ences-Po, dans les écoles de com­merce ou de jour­nal­isme, les représen­tants poli­tiques issus de l’im­mi­gra­tion sont plus nom­breux qu’a­vant, etc.

“Les choses changent lente­ment, mais elles changent”, pos­i­tive Pierre-Jean, 80 ans, con­va­in­cu que la jeunesse d’au­jour­d’hui est bien plus tolérante que sa généra­tion et la suiv­ante. Les jeunes nés après les années 1970–80 (généra­tions X et Y) sont con­nec­tés au reste du monde en per­ma­nence, voy­a­gent beau­coup plus facile­ment que leurs par­ents, appren­nent des langues étrangères et vont vivre ailleurs plus volon­tiers que les généra­tions précédentes.

Autre don­née moins sou­vent évo­quée, la France est loin d’être la cham­pi­onne du racisme en Europe. Une étude du Pew Research Cen­ter menée dans six pays (Grèce, Pologne, Ital­ie, Espagne, Alle­magne, Roy­aume-Uni) mon­tre que ce sont les Français qui ont été les  plus nom­breux à émet­tre une opin­ion pos­i­tive vis à vis des musul­mans (72%) — là où nos voisins Ital­iens, ne sont que 28%.

Dessin : Mathou

Illus­tra­tions : Mathilde Szydywar-Callies