Religion / Laïcité

Ils portent la parole de l’islam dans les prisons

Les aumôniers musulmans fournissent depuis de nombreuses années une assistance spirituelle aux détenus. Les politiques veulent en faire des digues contre la radicalisation en prison. Les moyens manquent, la pression augmente, mais leur rôle est central. Témoignages et documents.

Le Coran

“Et qui désespère de la miséricorde de son Seigneur,
sinon les égarés ? »
Coran, XV, 56.

Le gou­verne­ment en veut plus. Et mieux for­més. Eux sont sat­urés depuis jan­vi­er. Sol­lic­i­ta­tions médi­a­tiques, con­sul­ta­tion des poli­tiques, audi­tions par­lemen­taires : les aumôniers musul­mans des pris­ons ont des agen­das de min­istre, surtout les têtes de l’aumônerie musul­mane française,  comme Has­san El Alaoui Tal­i­bi, l’aumônier nation­al, et Mis­soum Chaoui, qui dirige l’aumônerie francilienne.

Depuis plusieurs mois, ils répè­tent à l’en­vi qu’ils ont besoin de moyens pour assumer leur rôle à un gou­verne­ment qui veut faire d’eux des digues con­tre la rad­i­cal­i­sa­tion en prison. En atten­dant, ils assurent leur mis­sion d’as­sis­tance religieuse des détenus avec de faibles moyens. Détenus comme aumôniers ont accep­té de témoign­er pour nous faire com­pren­dre leurs rela­tions dans l’u­nivers car­céral. Et com­bi­en elle est sensible.

Il y a vingt ans, quand Mis­soum Chaoui a com­mencé, il était presque seul : on était encore loin des 182 aumôniers musul­mans qui inter­vi­en­nent aujourd’hui dans les pris­ons français­es. Lui était imam depuis dix ans, lorsqu’il s’est lancé dans l’aumônerie, à Nan­terre, en 1996.

« Avenue de la République, à Nan­terre, il y avait deux mosquées, au 38 et au 431. Au milieu, c’était la mai­son d’arrêt, où plus de la moitié des détenus étaient de cul­ture musul­mane. Il n’y avait pas d’aumôniers musul­mans alors qu’il étaient sept chré­tiens. Beau­coup étaient dans le désar­roi : ça m’a inter­pel­lé. Quand je suis arrivé, la désor­gan­i­sa­tion était totale. Des détenus jetaient de la nour­ri­t­ure par les fenêtres. »

Utiliser la religion pour trouver des solutions

Mis­soum Chaoui, traits tirés, cheveux noirs coupés courts, arbo­rant par­fois une mous­tache, explique pudique­ment qu’il a aidé à remet­tre les choses en ordre. « On n’enseigne pas la reli­gion en soi : le but est de l’utiliser pour trou­ver des solu­tions. » Pour le jet de nour­ri­t­ure, l’aumônier a par­lé de l’interdiction du gaspillage et de l’hygiène dans l’islam.

Les résul­tats ont été probants : au bout de trois ans, Mis­soum Chaoui est devenu l’organisateur de l’aumônerie de toute l’Île-de-France. « Aujourd’hui, ils sont un à deux par prison dans la région. » Il pré­side aus­si l’association LAMPE (Les aumôniers musul­mans de Paris et envi­rons) dont le but est de ren­forcer leur action.

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Mis­soum Chaoui lors d’une inter­view à Europe 1. L’aumônier région­al d’Île-de-France est très sol­lic­ité par les médias.

Le recrute­ment est dif­fi­cile. L’exercice de l’aumônerie musul­mane en prison est bénév­ole. Pas de rétri­bu­tion : seule­ment une indem­nité pour com­penser les frais de trans­port, qui va jusqu’à 880 euros par mois. « Seuls ceux qui ont le temps, comme les retraités ou les deman­deurs d’emploi, peu­vent assumer cette fonc­tion », s’attriste Samia Ben Achou­ba, aumônière région­al de la région lil­loise et épouse de l’aumônier nation­al, Has­san El Alaoui Talibi.

Et ces indem­nités, qui ne con­fèrent aucun droit social (sécu­rité sociale, retraite), con­duisent même à en faire per­dre cer­tains, car les rétri­bu­tions sont compt­abil­isées dans les rémunéra­tions. « Il m’est arrivé d’être lâchée par des aumôniers qui per­dent leur cou­ver­ture mal­adie uni­verselle (CMU) », déplore Samia Ben Achou­ba. Dif­fi­cile de trop exiger de ces volon­taires. D’autant que cer­tains optent pour l’aumôner­ie à l’armée ou à l’hôpital, où les rétri­bu­tions sont d’environ « 2 000 euros », souligne Mis­soum Chaoui, qui exerce lui aus­si une autre activ­ité à côté de l’imamat — qu’il tient à garder confidentielle.

Deux ans de formation

Mis­soum Chaoui s’occupe de la for­ma­tion des aumôniers à l’Insti­tut Al-Ghaz­a­li de la Grande Mosquée de Paris. Le cur­sus dure deux ans. « Je leur fais faire des travaux pra­tiques sur la République, la laïc­ité, les insti­tu­tions… » Plus que la for­ma­tion théologique et pra­tique, Mis­soum Chaoui a la main sur l’accession d’un pos­tu­lant à l’aumônerie. Une fois la for­ma­tion ter­minée, le can­di­dat émet une demande à l’aumônier région­al, fonc­tion qu’oc­cupe Mis­soum Chaoui dans la zone fran­cili­enne. Ce dernier trans­met la demande à l’aumônier nation­al avec un avis — favor­able ou pas. Puis, la can­di­da­ture est envoyée à la Direc­tion inter­ré­gionale des ser­vices péni­ten­ti­aires. Le ser­vice déclenche alors une enquête sur la per­son­ne, menée par la préfecture.

Une fois toutes ces étapes franchies, le min­istère de la Jus­tice donne l’agrément. « Ce proces­sus dure un à trois mois », résume Mis­soum Chaoui, qui donne “la pri­or­ité à ses élèves » car il « sait ce qu’ils vont dire ». Désor­mais, il y a assez d’aumôniers pour assur­er la prière du ven­dre­di dans presque toutes les maisons d’arrêt d’Île-de-France. Les prières heb­do­madaires sont ouvertes à 50 per­son­nes offi­cielle­ment, mais « il y en a par­fois 100 ou 150 ».

“Des humains comme les autres”

Depuis les atten­tats de jan­vi­er, les aumôniers sont au coeur du brasi­er : la pra­tique de l’islam en prison est devenu un point cen­tral du débat, qui cristallise les pas­sions. Mis­soum Chaoui assure pour­tant que les inci­dents sont très rares. « Il y a 152 rad­i­cal­isés sur 78 000 détenus », min­imise-t-il. Il coupe l’entretien pour appel­er la prison de Fresnes, où il doit se ren­dre trois jours plus tard. L’objet de la con­ver­sa­tion : régler les détails de sa venue pour « faire le point sur les isolés ». Ils sont vingt à revenir de Syrie et à être esseulés pour éviter « la con­t­a­m­i­na­tion ». « Ce sont des humains comme les autres », devise Mis­soum Chaoui. « Il faut un plan pour les sor­tir de leur impasse. »

La rad­i­cal­i­sa­tion de l’islam en prison, il la tem­père. Pour lui, le phénomène n’est pas nou­veau et, surtout, tous les extrémistes musul­mans ne sont pas vio­lents, à l’image des salafistes. Les inci­dents sont rares, selon lui. Hormis le cas d’un groupe voulant faire la prière séparé­ment à la prison de Villepinte . « Notre imam a stricte­ment inter­dit de faire deux groupes de prière et en a exclu certains. »

“Jihad de son propre ego”

« Quand l’administration nous sig­nale une per­son­ne comme rad­i­cal­isée, on va la voir. Elle est tou­jours accueil­lante : en dis­cu­tant, les choses ren­trent dans l’ordre », ajoute Samia Ben Achou­ba. Pour­tant, ces extrémistes ont par­fois une puis­sante influ­ence auprès des détenus, comme l’explique Karim Mokhtari, sor­ti en 2002 d’une peine de six ans pour un braquage raté qui a fini en homicide :

« À l’époque, je pas­sais ma vie en survêt’ Lacoste, j’étais super dépen­dant de l’apparence. Un jour, j’ai vu quinze mecs en djellabas. Je suis allé les voir pour appren­dre l’islam et ils m’ont pris sous leur aile. Ils ont com­mencé à m’enseigner l’arabe, à me faire arrêter la clope… Je n’avais pas de par­loir ni de thune pour can­ti­ner [faire ren­tr­er — légale­ment — des pro­duits de l’extérieur]. Du jour au lende­main, ils m’ont don­né à manger, ils m’ont mis bien. Je m’é­tais trou­vé une com­mu­nauté d’appartenance.

Redemption
Karim Mokhtari a racon­té son expéri­ence car­cérale dans Rédemp­tion, où il explique com­ment l’is­lam lui a per­mis de trou­ver une renaissance.

L’administration péni­ten­ti­aire a décidé de les trans­fér­er pour les sépar­er. L’imam impro­visé m’a alors dit : « Va fal­loir que t’ailles te bat­tre. » Là, j’ai tout de suite lâché : je com­pre­nais que j’apprenais des ver­sets du Coran sans les com­pren­dre et que la rédemp­tion que je voulais grâce à la reli­gion n’était pas un retour à la vio­lence, dont je voulais me sépar­er. Mon jihad, c’est de me bat­tre con­tre moi-même, pas d’aller tuer des gens. Ce n’est pas ça le mes­sage du prophète. »

Ce « jihad de l’ego » est aus­si mis en avant par Mis­soum Chaoui. « Le prophète par­le du petit et du grand jihad : le grand, c’est con­tre soi-même. Notre tra­vail est de recon­tex­tu­alis­er le texte religieux pour dis­créditer les mau­vais­es inter­pré­ta­tions.” C’est lorsque la per­son­ne dit « eux et nous », qu’il y a un prob­lème, s’alarme Samia Ben Achou­ba : « On déshu­man­ise l’autre. Il faut donc con­stru­ire ce nous. » L’aumônière souligne aus­si les alertes par­fois exces­sives de l’administration. Et de don­ner l’exemple d’un détenu qui, à dix jours de sa sor­tie, pri­ait dans l’atelier de tra­vail. « C’était sim­ple­ment une vengeance pour pro­test­er con­tre la réten­tion de son manteau. »

Entrer en détention, “c’est un peu comme être sur un lit de mort”

Retiss­er le lien brisé qui com­pro­met la réin­ser­tion est la préoc­cu­pa­tion cen­trale des aumôniers. Un doc­u­ment interne lis­tant les mis­sions de l’aumônerie musul­mane en prison met en avant les valeurs fon­da­men­tales de la mis­sion : « Clé­mence, mis­éri­corde, espoir, respon­s­abil­ité, par­don, tolérance » de façon à se « réin­sér­er soi-même, dans sa famille et dans sa com­mu­nauté ».

Entr­er en déten­tion, « c’est un peu comme être sur un lit de mort », con­fie Samia Ben Achou­ba, qui ôte sa mon­tre pour ren­con­tr­er les pris­on­niers dans leurs cel­lules afin d’être entière­ment dévouée à son inter­locu­teur. Dans ses tête-à-tête, elle lit le Coran et « donne du sens » de manière à « s’échapper et regarder ses actes de dehors ». Les dis­cus­sions sont apaisées, ne serait-ce parce que ces entre­vues se font sur la demande du détenu. Et les liens noués peu­vent être forts, au point de dépass­er le cadre de la dis­cus­sion en cellule.

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Cette carte, cosignée par plusieurs détenues, a été reçue par Samia Ben Achou­ba le jour de son anniver­saire, qui n’a “ ‘pas reçu d’autres cour­ri­ers de ses amis libres”.

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Une let­tre envoyée à Samia Ben Achou­ba par une détenue de seize ans à l’ap­proche de sa libération.

Samia Ben Achou­ba insiste aus­si sur le rôle de l’aumônier dans la société. “Je suis en prison, ne me jugez pas, le juge l’a déjà fait. Dieu nous jugera tous” est d’ailleurs le slo­gan de l’aumôner­ie musul­mane, comme s’il fal­lait désamorcer un ressen­ti­ment à l’en­con­tre des pris­on­niers. Elle mul­ti­plie les ini­tia­tives pour sen­si­bilis­er et col­lecter des biens pour les détenus.

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Prospec­tus dis­tribué par l’aumôner­ie musul­mane de la région lilloise.

Brochure de l’aumôner­ie musul­mane de la région lilloise.

Mais les aumôniers musul­mans sont en dif­fi­culté. Con­fron­tés à leurs con­di­tions frag­iles d’exercice, les événe­ments de l’ac­tu­al­ité les met­tent sous pres­sion comme un étau. Leur com­mu­niqué de presse qui con­damne la tuerie du Musée juif de Brux­elles du 24 mai 2014 s’in­quiète de leur précarité.

« Tous les jours, sans compter notre temps ni notre énergie, nous essayons de trans­met­tre aux per­son­nes détenues des valeurs à la fois religieuses et human­istes : la sacral­ité de la vie humaine, le respect des per­son­nes et des biens d’autrui, le vivre ensem­ble, le respect des lois de la République… Con­for­mé­ment à celles-ci, nous leur délivrons une écoute et un sou­tien spir­ituel en espérant apporter un min­i­mum de bien-être, d’apaisement, de dig­nité et d’espoir dans une réin­ser­tion sociale future.

Forts de tous ces efforts, sac­ri­fices et dévoue­ments accordés bénév­ole­ment aux per­son­nes détenues, nous ne pou­vons que déplor­er le dis­crédit jeté sur notre tra­vail. Notre présence en milieu car­céral est utile. Il est temps que les con­di­tions dans lesquelles elle s’exerce soient garanties, selon la loi 1905 sur la laïc­ité qui n’introduit aucune dif­féren­ti­a­tion entre les aumôneries.

Nous récla­m­ons donc un statut pro­fes­sion­nel, comme en béné­fi­cient les aumôniers hos­pi­tal­iers et mil­i­taires. Il nous fourni­ra un cadre légal clair indis­pens­able au bon déroule­ment de notre mis­sion, dont par exem­ple la pos­si­bil­ité de financer des for­ma­tions complémentaires. »

L’enjeu est donc la créa­tion d’un statut ouvrant à des droits afin d’éviter le « décourage­ment » évo­qué par Samia Ben Achou­ba. « Nous aime­ri­ons la recon­nais­sance du statut juridique des aumôniers, avec une sécu­rité sociale, une paye et une retraite, en con­trepar­tie d’un suivi plus impor­tant et élar­gi qui per­me­t­trait d’assurer la réin­ser­tion et d’éviter la con­t­a­m­i­na­tion du dis­cours rad­i­cal », résume Mis­soum Chaoui. Le gou­verne­ment ne s’est jamais engagé sur ce point.

Pho­to d’en-tête :  le Coran (crédit : Quedalapalabra).