À chaque événement tragique les mêmes questions. Pouvait-on l’éviter ? Comment ? Et quand il s’agit de terrorisme, les regards se tournent tous dans la même direction pour trouver des réponses, et chercher un responsable : les services de renseignement.
Les frères Kouachi, comme Mohammed Merah avant eux, étaient surveillés, placés sur écoute, suivis régulièrement dans leurs déplacements. Pourtant, ils ont pu tromper la vigilance des forces de l’ordre pour préparer l’attaque contre Charlie Hebdo, le 7 janvier dernier. Plus préoccupant encore, Amedy Coulibaly, l’auteur de la fusillade de Montrouge et de la prise d’otage de la porte de Vincennes, est passé sous les radars de la DGSI, la Direction générale de sécurité intérieure, malgré une première condamnation à cinq ans de prison dans une affaire liée au terrorisme.
Un échec ? Sans aucun doute. Une faute ? C’est moins évident, tant la charge de travail est immense pour les services de renseignement.
Dans les colonnes de Libération le 11 janvier dernier, le criminologue Alain Bauer mettait en avant un défaut dans l’analyse des données recueillies. « La collecte du renseignement est excellente en France, expliquait-il. L’intervention sur situation de crise est exceptionnelle. Mais l’analyse est défaillante. » Ce constat n’est pas limité à l’Hexagone. Il est lié à la nature même du travail mené par ces services.
« C’est un problème dans tous les services de renseignement du monde, estime Jean-Dominique Merchet, auteur du blog Secret Défense et spécialiste des questions militaires. Ils ont énormément de renseignement brut. Et 99% des informations n’ont aucun intérêt. » Ancien conseiller auprès du ministère de la Justice belge et créateur du site securiteinterieure.fr, Pierre Berthelet dresse un état des lieux similaire :
« C’est très difficile quand on a énormément d’informations. Il faut être capable de faire des recoupements avec ce qui a été trouvé ailleurs. C’est un véritable défi. »
735 millions d’euros supplémentaires investis dans la lutte contre le terrorisme
Un défi que le gouvernement de Manuel Valls a pris très au sérieux après les évènements des 7, 8 et 9 janvier derniers. Mercredi, le Premier ministre a annoncé la création en trois ans de 2 680 postes supplémentaires consacrés à la lutte contre le terrorisme. 1 400 iront au ministère de l’Intérieur, 500 pour la seule DGSI.
Au total, le plan coûtera près de 735 millions d’euros. Une rallonge budgétaire qui va s’ajouter aux 1,2 milliards d’euros déjà dépensés chaque année pour faire vivre les différents services impliqués selon les chiffres de la délégation parlementaire du renseignement.
L’enjeu est d’autant plus important pour la sécurité intérieure, en pleine mutation, avec le remplacement de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) par la DGSI en avril dernier. Le but : pouvoir recruter des analystes disposant de profils plus variés. « Le renseignement intérieur dépend de la police où il n’y a pas une vraie culture de l’analyse, souligne Jean-Dominique Merchet. Ils ont pris conscience de ce besoin et ont évolué. Avant, ils ne pouvaient pas embaucher des sociologues et des anthropologues, par exemple, parce que c’était une direction de la police et qu’il n’y avait pas ce type de profil à disposition. Le passage à la DGSI va leur permettre de recruter plus facilement à l’extérieur. »
« Quand vos activités sont clandestines, vous ne les mettez pas sur la table… »
Autre axe de travail pour le gouvernement, la coopération avec les autres services de renseignement sur le continent. Mais ce chantier-là est bien plus difficile à mener. Les ministres de l’Intérieur européens se sont déjà réunis après les attentats, et doivent se retrouver à nouveau cette semaine. « Nous nous sommes engagés à renforcer nos échanges d’information », a déclaré Bernard Cazeneuve à l’issue de la première réunion.
Une bonne volonté politique affichée qui risque de ne pas aboutir. « Les services de renseignement eux-mêmes sont les facteurs de résistance à l’européanisation du renseignement, explique Pierre Berthelet. Ils manipulent de l’information sensible et ils ne veulent pas la communiquer. Les hommes politiques sont aussi très hypocrites. Au nom du respect de la souveraineté, les Etats membres veulent garder les rênes du renseignement. » L’exemple d’Europol, conçu pour faciliter les échanges entre les polices européennes, est particulièrement révélateur. « Europol dispose des capacités d’analyse mises au service des Etats membres mais il est largement boudé par les services de renseignement nationaux », souligne l’expert.
« Le renseignement est souvent clandestin, surtout quand vous n’agissez pas sur votre territoire, vous ne mettez pas ça sur la table pour le raconter à tout le monde, ajoute Jean-Dominique Merchet, qui ne croît pas à une coopération à l’échelle continentale. Il y a en permanence des flux d’échange, mais pas spécialement en Europe. C’est toujours du donnant – donnant, entre deux services. On donne ce que l’on veut. Et plus on en donne, plus on en demande. Et ce système-là fonctionne assez bien. » Le monde du renseignement a pour réputation de faire évoluer ses principes lentement. Mais sur ce point, il risque fort de rester fidèle à lui-même.
Photo : Le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve (Patrick Kovarik / AFP)