Pour Nicolas Sarkozy la France de 2015 fait face « une guerre déclarée à la civilisation » par les terroristes. Pour le premier ministre Manuel Valls, devant l’Assemblée nationale,« Nous sommes en guerre contre la barbarie, le terrorisme !». Une belle unanimité dans le vocabulaire martial qui n’aurait pas été complète sans le Centre. François Bayrou a d’ailleurs fini par trouver sa propre variation sur ce thème belliqueux : “On est en guerre de religion, au moins ça.”
Ce rapprochement entre ces conflits qui ont déchiré la France du XVIème siècle, autour du clivage catholiques/protestants, et celle de 2015 confrontée au jihadisme et à la crispation au sujet de la laïcité, est-il vraiment si outrancier ?
3millions7 a interrogé Olivier Abel, philosophe enseignant à l’Institut Protestant de Montpellier, et spécialiste de Jean Calvin, un des pionniers de la Réforme.
3 millions 7 : Que retenir de la comparaison de François Bayrou selon vous ?
Olivier Abel : Bayrou a tenu un propos politique. Il ne faut pas oublier qu’il est l’auteur de livres sur Henri IV, c’est une de ses références. A travers ce rapprochement, il a pu vouloir dire « Voyons, par quel chemin on peut s’en sortir ». Car nous sommes dans une période de mutation, forcément périlleuse. Tout est fragile alors on veut tout durcir.
3m7 : Pouvez-vous nous rappeler d’où sont parties les guerres de religion au XVIème siècle ?
O.A : Le processus d’allumage est le suivant : au départ, c’est un mouvement plutôt joyeux, drôle. Humanistes, libres-penseurs, premiers protestants, c’est-à-dire une partie de l’élite intellectuelle, s’accordent sur l’idée que l’Église, qu’ils voient comme un fatras de superstitions, est en pleine réforme. Mais pour le peuple, c’est une période de grande angoisse, apocalyptique.
On craint pour son salut. Le protestantisme qui commence ne partage pas cette peur : Dieu décide seul de la grâce, du salut des hommes. Se glisse donc une population de gens insouciants parmi une majorité de gens affolés. Forcément, on se dit qu’ils ont pactisé avec le diable ! Ajoutez à ça, le fait que les protestants ne participent plus aux processions, et c’est le début des violences.
3m7 : A quoi ressemblaient ces violences ?
O.A : Je crois que l’important dans ces violences c’est qu’elles dépassent largement l’aspect physique. Il faut penser avant tout aux humiliations, aux blasphèmes, à travers quoi c’est le problème de l’atteinte à la parole elle-même qui est posé. C’est le genre de sujet pour lequel des gens sont prêts à mourir, puisqu’en plus ça touche au salut de l’âme.
Le blasphème prend aussi une autre forme : il y a alors des mouvements de foules protestantes qui saccagent parfois des églises notamment dans le midi de la France. Ces manifestations sont dues à une théologie rationaliste pour laquelle il n’y a que Dieu qui compte, tout le reste est désacralisé. Il y a tout de même un côté superstitieux : on brise l’Eglise, la statue, l’image parce qu’elle est blasphématoire, et parce qu’elle nous regarde.
En 1994, Patrice Chéreau donnait sa version de la nuit de la saint-Barthélémy dans La reine Margot. Le 24 août 1572, des nobles catholiques décidaient d’éliminer les chefs protestants venus à Paris pour le mariage d’Henri de Navarre, futur Henri IV, et de Marguerite de Valois, sœur du roi. Ce règlement de compte aristocratique est vite relayé par la furie populaire qui vise alors tous les protestants présents dans la ville.
3m7 : Cent ans après l’invention de l’imprimerie, quelle est la place des libelles et de la satire dans les guerres de religion ?
O.A : L’imprimerie fausse l’accès au texte. A l’époque le fait que tout le monde ait accès au texte c’est comme si, aujourd’hui, tout le monde pouvait avoir accès à l’énergie atomique. D’où le développement de l’instruction, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Par conséquent, c’est toute une population qui peut désormais produire des livres. On retrouve alors des textes très excessifs, provocateurs qui vont précipiter les évènements. Ceux qui riaient au début, comme le poète Clément Marot, doivent alors partir.
3m7 : Vous vous êtes dit dérangé par le fait qu’on exige des musulmans non seulement de ne pas être choqués par les caricatures de Mahomet mais en plus de les trouver drôles, si possible.
O.A : C’est vrai. Tout le monde doit être Charlie. Plus largement, il y a une sorte d’union sacrée dans le « fun », le comique. La seule chose importante ? Dire que rien n’est important. Ça m’inquiète, je crains la fracture.
3m7 : On parle pourtant d’union…
O.A : Je crains qu’on construise une fausse union, une union qui serait en fait réalisée contre une partie de la population. Il y a un effort pour rejeter définitivement le religieux dans le for intérieur, ce qui est contraire au sentiment religieux.
3m7 : Vous avez écrit sur Calvin. On a souvent une image très austère et très dure de lui. Certains voient dans sa manière de gérer une Genève protestante une théocratie implacable. Le Genève de Calvin et le Raqqa des islamistes, c’est le même combat ?
O.A : Non. Rappelons que la situation de Genève est alors très particulière. C’est la première fois qu’une ville est en état de révolution politique, c’est un nouveau paradigme. Avec la crise religieuse en France, la ville est submergée par les nouveaux arrivants : des dissidents, des militants, des femmes qui ont quitté leur mari, des maris qui ont quitté leur femme, des gens en rupture de ban. Genève n’est pas du tout la ville glaciale qu’on décrit, c’est un vrai volcan. Bientôt, un conflit entre ces immigrants et les autochtones éclate.
Et Calvin veut concilier les deux camps. Il prend donc des mesures pour apaiser les choses. Parallèlement, des interdictions sont décrétées, comme celle du jeu de dés. Rien à voir cependant avec le totalitarisme ! Calvin veut d’ailleurs canaliser la violence religieuse. Pour lui, il y a une nécessité de former aux langues liturgiques : le latin, le grec mais aussi l’hébreu.
3m7 : Aujourd’hui, l’Etat veut former à la morale laïque…
O.A : Oui mais l’initiative de Calvin avait déjà raté à l’époque ! L’idée de former à la morale laïque, c’est bon pour une société pluraliste mais ça ne marchera pas pour des gens qui s’estiment au-dessus de ce pluralisme. Ca risque surtout de jeter de l’huile sur le feu les concernant.
3m7 : Comment la monarchie répond-elle aux guerre de religion ? On a souvent dépeint un exécutif hésitant…
O.A : La famille royale, les dirigeants en général, naviguent à vue, ils sont complètement débordés. A l’époque, on pense encore la politique comme l’Empire romain, même s’il s’agit d’un Empire romain retourné à la féodalité. Et c’est dans ce vieux modèle que surgissent l’Etat moderne et la théologie moderne. Cela se construit autour d’un nouveau sujet : le sujet libre, capable de lire et d’interpréter par lui-même, d’exercer son libre-arbitre. On ne pensait pas la subjectivité comme ça au Moyen-Âge, c’est donc un vrai moment de mutation.
Nous nous retrouvons en face d’un problème un peu analogue aujourd’hui. Il y a une mutation politique en cours : l’État Nation est dépassé par, entre autres, la finance mondialisée mais aussi les mafias. Il y a une mutation théologique : on a moins besoin d’institutions, de traditions. Les croyants ressemblent à des flotteurs isolés mais durs, car mieux vaut être bien encapsulé quand on est seul.
3m7 : La crispation que vous pointez ici est-elle un nouvel écho des guerres de religion dans la France de 2015?
O.A : En fait, la crise du XVIème siècle est davantage une guerre psychique que politique. Ce dernier élément est important pour comprendre la situation dans les banlieues aujourd’hui, pour comprendre pourquoi au sein d’un même foyer, une personne bascule et pas l’autre, pourquoi certains changent d’attitude, d’opinion. D’où l’intérêt de mieux se pencher sur le fait religieux aujourd’hui.
Je pense qu’on fait une grosse erreur en France en pensant que ce qu’on vit à présent n’est qu’un problème d’instruction.
On observe moins un choc des cultures qu’un choc d’inculture, « la sainte ignorance » comme l’a dit Olivier Roy (islamologue, ndlr). On est bloqué dans une conception externe du fait religieux. Quand on parle des croyants, on dit : « Ils parlent, ils disent que etc. ». Bref, on met la foi à distance. Mais c’est oublier qu’il s’agit d’un sentiment religieux qui se vit à la première personne. Dans le monde des croyants, il faut en repasser par la théologie, s’inscrire dans une tradition interprétative.
3m7 : Est-ce cette position consistant à regarder la religion depuis l’extérieur qui pousse des intellectuels et des politiques ces derniers temps à demander aux musulmans de trier parmi les principes de l’Islam ? Quelle est la valeur de cette proposition face à des islamistes qui revendiquent de s’en tenir à la lettre du Coran ?
O.A : Oui, c’est ça. Les intégristes de notre époque constituent d’ailleurs un fondamentalisme nouveau, qui n’est pas un archaïsme. C’est une approche de la foi liée à une société binaire. C’est « oui » ou c’est « non », c’est tout. Ça nous montre que nous sommes en plein dans une époque de simplification. Ça n’avait jamais été le cas auparavant mais aujourd’hui on se passe de toute médiation. Les médiations demandaient du temps, ça demandait de se connaître. On écoutait avant de parler.
3m7 : L’Etat cherche-t-il à adopter une position plus proche du point de vue religieux en annonçant le recrutement d’aumôniers musulmans supplémentaires en prison ?
O.A : C’est un début de réponse. Il faudra rester vigilant dans le recrutement mais je crois que c’est une mesure à encourager. Le problème c’est qu’en chassant la théologie dans son ensemble, on a préparé un carrefour aux mauvais prédicateurs depuis des années.
3m7 : Revenons à l’Histoire. Durant la seconde moitié du XVIème siècle, on convoque trois fois les États Généraux, évènements pourtant très rares dans l’histoire de la monarchie française.
Il s’agit déjà d’en appeler à une unité, non pas républicaine, mais nationale face aux violences religieuses et idéologiques ?
O.A : Oui car on commence à se dire qu’il existe un intérêt général qu’il faut distinguer des clans religieux. Et cette idée traverse les camps, des protestants la défendent comme des catholiques. Henri IV sortira en quelque sorte de cette école de pensée. On dit souvent que cet apaisement, qui passe par une séparation du politique et du culte, est conquis sur le religieux, contre lui. C’est une erreur, à mon avis. Il y a un vrai effort de penser la séparation du politique et du religieux, à l’intérieur même de la religion : on peut citer le catholique Machiavel ou encore la Genève des protestants où c’est l’officier d’état-civil qui marie et non le pasteur.
3m7 : Après les guerres de religion, l’Europe et ses intellectuels sont traumatisés par les violences. On se tourne alors vers le modèle de la monarchie absolue. En France, Richelieu renforce l’Etat royal. Croyez-vous qu’après les attentats, nous puissions également voir une absolutisation du politique ?
O.A : Oui, c’est encore une fois le paradigme sécuritaire. Et à l’époque, selon Hobbes, qui d’ailleurs s’inspire ici de Calvin, il s’agit de s’en remettre aux autorités pour ne pas reprendre les armes. Plus tard Pierre Bayle, pourtant penseur protestant, et malgré la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, appellera à respecter ce souverain absolu au nom du même impératif de sécurité, de paix civile, de protection et de respect des institutions.
3m7 : Les guerres de religion finissent par s’éteindre dans les années 1590 . Comment a‑t-on réussi à sortir de ce conflit ?
O.A : Chacun a été amené par le conflit à en rabattre sur ses prétentions. Les deux camps ont fini par lâcher du lest. C’est à ça que servent les guerres d’une certaine manière… Les choses en tout cas avaient définitivement changé après cette période.
Même après la révocation de l’édit de Nantes, on ne pouvait plus penser l’éradication totale de l’autre.
Le curseur a pu bouger par la suite entre l’unité politique du Moyen-Age et la pluralité de la société des Lumières qui s’annoncent mais on n’est pas revenu sur l’acquis des guerres de religion.
Propos recueillis par Robin Verner
Photo d’en-tête : Catherine de Médicis découvre le cadavre des protestants tués lors de la Saint-Barthélémy. Peint par Edouard Debas-Ponsant en 1880.