Mohammed Merah, Amédy Coulibaly, Maxime Hauchard… Ils sont les plus connus parmi les 1400 Français impliqués dans le jihad. Certains vont combattre en Syrie. D’autres commettent des attentats sur le sol français. Pour contrer ce phénomène, les pouvoirs publics et les associations tentent, depuis un an, d’agir en amont pour prévenir la radicalisation.
« Nous en sommes encore au début de la prise en compte du phénomène… » Catherine Picard a conscience du long chemin qu’il reste à parcourir. Depuis plus d’un an, elle est en première ligne face au développement de la radicalisation jihadiste, en France.
En tant que présidente de l’Unadfi, l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes, elle vient au secours des familles touchées par ce qui parait surréaliste, irréaliste, impensable : un fils, une fille, qui devient, en quelques semaines, un(e) jihadiste radical(e). Au point, parfois, d’aller combattre dans les rangs du groupe État islamique en Syrie. D’autres n’en reviendront jamais.
Le nombre de Français “impliqués” dans le jihad a doublé en un an
La France est le pays européen qui fournit le plus fort contingent de jihadistes du groupe État islamique. Selon les derniers chiffres officiels, annoncés jeudi 26 mars, par le ministère de l’Intérieur, plus de 400 Français se trouvent actuellement en Syrie et en Irak. 90 ont déjà trouvé la mort au bout du voyage. Quasiment un quart d’entre eux.
Ce sont en tout près de 1400 français, âgés de 17 à 25 ans, qui sont « impliqués » dans le jihad. Ce chiffre a doublé en moins d’un an.
Catherine Picard le reconnaît, la mobilisation en France n’en est qu’à ses balbutiements. Les familles, et son association, dont le siège se situe à Mantes-la-Jolie, se sont souvent trouvées seules devant l’engrenage infernal. Mais l’État s’est enfin emparé du volet préventif de la contre-radicalisation, d’après cette ancienne députée socialiste.
« Les pouvoirs publics ont commencé à le prendre en compte fin 2013, et durant toute l’année 2014, se rappelle-t-elle. Avant ça, les familles étaient vraiment démunies et ne savaient pas à qui s’adresser. » L’action de l’État est «exponentielle», assure-t-elle.
Le Comité interministériel de la prévention de la délinquance reconnaît ce retard à l’allumage. Investi du volet préventif de la lutte contre la radicalisation, il a été lancé par le gouvernement Valls le 29 avril 2014. La circulaire signée par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a marqué le coup d’envoi de l’action publique contre ces dérives. Son objet : la «prévention de la radicalisation et l’accompagnement des familles».
« Avant le début de l’année 2014, la dimension préventive n’était pas prise en compte, explique-t-on au ministère. Pour plusieurs raisons qui proviennent de nos principes républicains. La question de la laïcité par exemple a fait que ce terme de radicalisation n’a pas été intégré d’emblée. »
Ce texte met en place un numéro vert à destination des familles et des proches « pour signaler des situations inquiétantes et bénéficier d’une écoute et de conseils ». Au CIPD, on précise ce dispositif :
« Les écoutants de la plateforme sont des policiers aguerris à ces questions. Ils ont un conducteur pour vérifier s’ils ont bien affaire à un phénomène de radicalisation. C’est aussi un lieu d’écoute. Avant le 29 avril, les familles ne savaient pas à qui s’adresser… »
«Il existe des faisceaux d’indices comme la rupture avec la vie scolaire, les anciens amis, la famille»
Près de 1 400 appels ont été gérés par la plateforme depuis cette date. Au total 3142 personnes ont été signalées par leurs proches ou les services publics ces onze derniers mois. Mais chaque cas est spécifique : se laisser pousser la barbe ne signifie pas qu’on a face à soit un terroriste potentiel, précise-t-on au CIPD.
« Le premier enjeu est d’établir un tri, éviter les amalgames. Il a fallu constituer une grille d’analyse qui a également été adressée aux mairies et aux préfectures.»
« Il faut expliquer les facteurs de basculement. Il existe des faisceaux d’indices comme la rupture avec la vie scolaire, les anciens amis, la famille. Là on peut dire qu’il y a un risque de radicalisation et de départ. »
L’Unadfi, avec ses 29 antennes sur le territoire, tente de répondre aux interrogations des familles depuis le début de l’année 2014. Ils ont été formés par le ministère de l’Intérieur. Une centaine de familles se sont tournées vers l’organisation depuis près d’un an.
« L’Unadfi s’est penché sur le problème de la radicalisation à la demande des présidents de nos associations», se rappelle Catherine Picard. A raison :
« C’était une véritable interrogation de notre part: sommes-nous face à des dérives sectaires ? La réponse est oui, les critères de l’emprise sectaire sont là. »
Pierre Conésa confirme le parallèle. Cet ancien haut fonctionnaire de la Défense est l’auteur d’un rapport paru en décembre 2014 « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » :
« Le radicalisme musulman touche beaucoup de domaines de la vie sociale. C’est un recrutement sectaire comme a pu le faire la secte apocalyptique Moon. Mais la France a un véritable savoir-faire pour détecter et contrer ces mouvements. »
Trois phases d’embrigadement : la séduction, la déconstruction et la reconstruction
Le processus d’embrigadement chez les recruteurs du groupe État islamique, lui aussi, est rôdé.
La première phase est fondée sur la «séduction». Les recruteurs portent une attention particulière aux désirs et à la vulnérabilité du jeune. La seconde étape s’apparente à une «déconstruction». C’est là que s’opèrent les ruptures affectives, familiales, professionnelles. Le recruteur « gourou » tente d’isoler sa proie.
Troisième et dernière étape : la «reconstruction». Le rabatteur prend de l’emprise sur le jeune à travers des choix importants qu’il doit faire dans les domaines affectif, éducatif ou professionnel. Il réécrit également son histoire personnelle. Au bout de ce processus, le jeune est complètement soumis au recruteur.
Léa*, 15 ans, a été victime de cette méthode de recrutement. En février 2015, elle a livré son témoignage sur les ondes de France Info.
«Ils m’ont contacté par Facebook (…) Ils m’ont montré des vidéos comme quoi je pouvais faire de l’humanitaire en Syrie, des vidéos où ils montrent le peuple syrien qui se fait gazer par Bachar.»
« Je ne parlais plus à mes copines, à ma famille. Je restais enfermé dans ma chambre. Ils me disaient ‘tu ne dois pas obéir à tes parents, tu dois arrêter l’école’. (…) J’ai encore du mal à admettre que j’ai été endoctriné, je culpabilise…»
L’Unadfi privilégie la prise en charge des familles et agit sur le premier volet, la prévention de la contre radicalisation.
« On est là pour soutenir les familles sur le plan psychologique et juridique, détaille Catherine Picard. C’est la famille qui nous contacte, qui raconte son histoire. On étudie le meilleur moyen pour l’accompagner. La victime directe ne veut jamais être présente. C’est pareil dans les phénomènes sectaires. »
Une fois l’adolescent ou le jeune adulte parti, il est trop tard. « Si l’enfant est déjà en Syrie, on ne peut rien faire, prévient l’ancienne député socialiste. A Lunel des familles se sont rapprochées de nous mais c’était déjà trop tard. Là c’est plus vers une réponse politique ou vers les Affaires étrangères qu’il faut se tourner ». Six Français originaires de ce village de l’Hérault sont morts en Syrie.
« Dans les années 70, on défendait la cause du tiers-monde, aujourd’hui on s’engage pour défendre l’islam »
Aider, c’est bien. Chercher à comprendre, c’est mieux aux yeux des pouvoirs publics. Comment des jeunes Français, de toutes origines sociales et géographiques, ont-ils pu tomber dans le piège de la radicalisation ? Comment le groupe État islamique a‑t-il pu les retourner aussi facilement ? Comment organiser la contre-radicalisation ?
Pour Pierre Conésa, ce phénomène a comme un air de déjà vu : « Il y a un enthousiasme tiers-mondiste qui apparaît chez ces nouveaux radicaux. Dans les années 70, on défendait la cause du tiers-monde, aujourd’hui on s’engage pour défendre l’islam. » Pour le chercheur, le coupable est tout trouvé : c’est l’Occident.
« Barack Obama est le quatrième président américain consécutif à intervenir militairement en Irak. Nos interventions militaires, comme celle décidée en Libye grâce à BHL, ont généré du radicalisme partout dans le monde. »
Après un an de travail et d’accompagnement des familles, Catherine Picard commence à voir quelques similitudes chez ces candidats au jihad :
« Dans la majorité des cas, il y a une petite tendance à la dépression, au sens large du terme. La crise économique est seulement un des nombreux phénomènes explicatifs, un constat. Mais le point commun à tous ces cas, c’est la vulnérabilité. »
Même si chaque cas est différent, Catherine Picard tente de faire émerger un « profil type » : « Les filles partent souvent pour faire de l’humanitaire. Elles se disent ‘je suis jeune, je veux m’engager’. Alors que du côté des garçons, on retrouve souvent des personnes qui souhaitaient s’engager dans l’armée mais qui ont été refusées car trop faible psychologiquement. »
Ce profil correspond à celui de Mohamed Merah. « Il y a aussi des petits voyous qui veulent juste aller se battre et enfin quelques paumés, victimes du ‘no future’, sans aucune perspective », précise la présidente de l’Unadfi.
« Il y a eu un désengagement de l’État à travers les politiques de la ville, il n’y a plus personne sur le terrain. »
Pour Pierre Conésa, « la radicalisation est un mélange de désespérance sociale et économique». «Souvent, poursuit-il, les jeunes sont frappés par le chômage. Ils ont un parcours de petits délinquants. » Chez les convertis, qui représentent près de 40% des Français impliqués dans le jihad, ce maître de conférences à Sciences Po a perçu que « cette conversion à l’islam leur permettent de combler un vide».
L’envie de se battre pour défendre une lecture extrémiste du message d’Allah n’explique pas tout. L’Unafdi élargit le sujet : « On a réduit les associations à peau de chagrin. Il y a eu un désengagement de l’État à travers les politiques de la ville. Il n’y a plus personne sur le terrain. » Délaissé, le terrain a vite été récupéré par des mouvements plus problématiques.
« Plus l’État se désengage sur les missions culturelles, éducatives, sociales, plus il laisse la place aux autres, au cultuel, aux mouvements sectaires… Nous sommes face à vingt ans d’absence de travail social sur le terrain. Cela amène une mauvaise compréhension par les pouvoirs publics sur le terrain. »
Dans son rapport sur la contre-radicalisation, Pierre Conésa abonde dans ce sens : « L’islam de ces jeunes s’est construit dans une société qui n’a plus rien à proposer, ou les anciennes idéologies (socialiste, républicaine, communiste…) sont en crise et où chaque groupe cherche à se construire une identité de substitution. »
« La religion arrive à un moment précis de l’histoire de ces jeunes. Généralement à la recherche d’eux-mêmes, ou en situation d’exclusion sociale, ils y trouvent un renouveau pour les convertis, ou ‘une vérité longtemps mis de côté’, pour les autres ».
En plus du Comité interministériel de prévention de la délinquance, l’Etat a créé des cellules de suivi dans la plupart des préfectures pour assister les associations sur le terrain. Elles travaillent en collaboration avec le procureur de la République, les conseils généraux, Pôle Emploi ou encore l’Éducation nationale. Le CIPD coordonne le travail :
« Si on perçoit un phénomène de radicalisation, on envoie des signalements au préfet du département concerné. On essaye ensuite de proposer au jeune un accompagnement individuel. Un référent de parcours est désigné : un éducateur spécialisé, un travailleur social, un psychologue… »
L’objectif est de retrouver l’écoute et l’attention de ce jeune radicalisé, ou en voie de l’être : « Il faut susciter son adhésion. Pour lui, cette radicalisation est une solution, et pas un problème, une difficulté. La puissance publique doit apporter une solution alternative et concurrente. Il faut proposer à nouveau un lien avec le noyau familial. »
Même point de vue du côté de Catherine Picard : « On demande au jeune ‘Est-ce que tu referais la même chose si tu pouvais recommencer ?’ Il faut rapporter ça à des actes de la vie courante. Est-ce que les éléments de réponse qui lui ont été apportés lui ont appris quelque chose, lui ont été utiles…? »
« A‑t-on vraiment affaire à de la délinquance ? Les radicaux ne sont pas forcément des délinquants»
Pour l’ancien haut fonctionnaire de la Défense Pierre Conésa, la réponse doit aussi être sémantique. Il faut nommer les adversaires pour les contrer plus efficacement : « Il faut désigner les jihadistes par le terme salafiste et non islamisme ou islamiste, par lequel tous les musulmans peuvent se sentir concernés. La désignation politique est très importante, la parole politique doit même être primordiale. »
La solution doit aussi venir de la communauté musulmane elle même, estime-t-il : « Il faut une mobilisation de la classe moyenne musulmane sur le thème de la radicalisation. Les imams, les universitaires, les élus doivent se demander ce qu’ils peuvent apporter. Il n’y a qu’eux qui peuvent tenir un discours théologique légitime. » Mais, pour le spécialiste de la contre-radicalisation, ce n’est pas dans leur nature :
« Cette classe moyenne musulmane a toujours mis en avant un processus d’intégration silencieuse, donc quand elle se décide à communiquer, ça devient compliqué. »
Face à ce phénomène de radicalisation, Pierre Conésa se montre critique envers le choix du gouvernement de confier cette mission au Comité interministériel de prévention de la délinquance : « A‑t-on vraiment affaire à de la délinquance ? Les radicaux ne sont pas forcément des délinquants. Si on veut compter sur le reste de la communauté, il ne faut pas donner cette thématique de la délinquance. »
« Pierre Conésa nous confond avec des policiers, se défend-on au CIPD. Le ministère de l’Intérieur n’a pas seulement en charge la sécurité mais les cultes, les libertés publiques. Avec le CIPD, présidé par Matignon, c’est une dizaine de ministères qui sont concernés. »
Le ministère de l’Intérieur a également investi le terrain de la communication pour contrer la propagande du groupe État islamique. Une vidéo relayée sur les réseaux sociaux, et vue près de 2 millions de fois, tente de déconstruire les arguments jihadistes.
#Stopdjihadisme : Ils te disent… par gouvernementFR
Même si le volet préventif de l’opération anti-radicalisation a été mis en place il y a un an, « il n’est pas encore possible d’en tirer des enseignements », prévient-on au CIPD. Mais la tendance est encourageante : « On a gagné en efficacité sur les remontées d’information. Il y a toujours des difficultés, mais entre mars 2014 et aujourd’hui ça n’a plus rien à voir. »
Du côté de l’Unadfi, Catherine Picard préfère rester vigilante : « Nous sommes seulement à l’aube de la prévention. Tout le monde est encore à la recherche de réponses… »
*Le prénom a été modifié.