“Quand ta famille est en France depuis deux, trois ou quatre générations et que tu as du mal à te sentir Français, tu te poses des questions… Les jeunes d’aujourd’hui finissent par se dire que c’était plus facile pour leurs parents ou grands-parents de s’intégrer à leur époque !” confie Hachemi, surveillant dans un lycée d’un quartier sensible du Nord de la France.
Deux cents kilomètres plus bas, même sentiment du côté de Mariam, 23 ans, qui termine tout juste un Master 2 de “Gouvernance de projets de développement en Afrique” à l’Université Paris Sud :
“Pour la plupart, nos parents ou grand-parents n’étaient pas nés en France. Mais nous, nous sommes Français. Normalement, on ne devrait pas avoir avoir à s’intégrer !”
Ascenseur social bloqué ? Retour du racisme et de l’islamophobie en France ? C’est ce que ressentent les descendants d’immigrés. Les chiffres et rapports publiés récemment le confirment : “installation préoccupante” de l’intolérance diagnostiquée en 2012 et 2013 par la Commission française des droits de l’homme (CNCDH); multiplication des actes racistes et islamophobes en 2014, exacerbée après les attentats de janvier 2015 ; rappel à l’ordre par le Conseil de l’Europe mi-février, face à la multiplication des “actes et discours haineux” …
Historiquement terre des droits de l’Homme et terre d’asile, la France, qui compterait un quart à un tiers de descendants d’immigrés sur son territoire et 8% d’habitants musulmans, serait-elle en train de tourner le dos à ses valeurs ?
Dirigeant de club de foot, chauffeur de taxi, ouvrier, barman, ou étudiant, surveillant… Ils ne ressentent pas tous le racisme de la même manière au quotidien, mais ont accepté de se livrer.
“On a déjà trop parlé de nous avec les attentats…”
À Gare du Nord, j’ai des copains qui me disent qu’ils sont trois fois plus contrôlés qu’avant les attentats !”, assure Amour, un cuisinier tunisien venu exercer en France en 2008.
“On a déjà trop parlé de nous (les musulmans) avec les attentats. Et pas qu’en bien…», glisse Youness, la trentaine, accoudé au bar du restaurant où il travaille comme serveur, dans le XIe arrondissement. “C’est pas le moment de demander aux gens de parler de ça, c’est encore trop sensible. Mieux vaut attendre quelques mois…”
“Les tensions, c’est clair qu’on les ressent, surtout en province”, confirme Rachid Youcef, l’entraineur du Football Club d’Aubervilliers. Son équipe de 25 joueurs est cosmopolite, à l’image des quartiers populaires, et lorsqu’elle se déplace, l’accueil n’est pas toujours des plus chaleureux.
“On est souvent regardés de travers quand on arrive quelque part, que ce soit dans une station service ou au restaurant. Les joueurs se prennent des remarques ou des insultes mais ils sont briefés, ils savent qu’ils ne doivent pas répondre. Parce que s’ils ne sont pas irréprochables, il y aura toujours quelqu’un pour dire “vous voyez, on vous l’avait bien dit, il faut s’en méfier!”
Et si l’entraineur n’est pas inquiet pour les joueurs de son équipe, bien encadrés, il est conscient que ce genre d’attaques peut user certains jeunes et les pousser au repli communautaire :
“Au fur et à mesure, face aux regards méfiants, aux mots blessants, les jeunes développent une carapace… certains s’enferment dans de petits groupes qui perdent l’envie d’appartenir à la France ou d’être associés à elle, car ils ont la sensation que le pays ne veut pas d’eux…”
“Français oui, on l’est sur le papier…”
Mariam Idhammou, 23 ans ans, vit à Vernouillet dans les Yvelines. La jeune femme d’origine marocaine qui termine son Master 2 de “Gouvernance de projets de développement en Afrique” à l’Université Paris Sud. Issue d’une famille plutôt aisée, celle qui porte le voile a un bagage culturel et scolaire loin du stéréotype de la jeunesse des cités. Pourtant, lorsque l’on aborde la question de l’intégration, elle ne se sent pas moins concernée qu’une autre :
“Français, on l’est tous sur le papier… Mais être Français, c’est aussi être reconnu comme tel ! Aujourd’hui, bon nombre de journalistes nous désignent d’abord comme “issus de l’immigration” ou “musulmans” avant de dire qu’on est Français. Comme si notre religion ou nos origines étaient notre nationalité!”
Youssef Belkebla, le dirigeant de l’équipe d’Aubervilliers, s’interroge lui-aussi :
“Est-ce que les Français sont prêts à dire que les gamins qui s’appellent Moussa, Traoré, Mohammed ou Ibrahim sont aussi des enfants de la République ?”
Se sentir Français n’est déjà pas une évidence pour ceux qui le sont, ça l’est encore moins pour ceux qui peinent à le devenir.
Djilali Ait Abdesselam, né en Algérie, est arrivé sur le sol français en 1966 à l’âge de 7 ans. Quarante ans plus tard, il vient seulement de faire sa demande de naturalisation, découragé par les obstacles à franchir jusque-là :
“Il faut aller à Bobigny et faire la queue pendant des heures pour retirer un dossier de naturalisation. Certains y vont à 2h du matin la veille, d’autres dorment sur place. Ils sont traités comme des animaux… Je ne sais pas si c’est propre au département du 93, mais moi j’ai laissé tombé devant la montagne administrative à gravir…»
Aujourd’hui, sa terre natale — l’Algérie — est bien loin. Les rares fois où il y retourne, on l’appelle “l’immigré”. Mais l’homme de 47 ans, père de trois enfants, a trouvé un certain équilibre. Il est fier d’être le fruit d’une double appartenance, d’une double culture :
“Je n’ai pas spécialement la fibre patriotique mais quand j’écoute la Marseillaise avant un match de foot, ça me fait vibrer autant que l’hymne algérien. Aujourd’hui je me sens plus Français qu’Algérien parce que toute ma vie est ici. Mais je reste fier de mes racines et je ne vais pas les renier”.
“J’avais l’impression d’être arrivé au poste le plus élevé de la ville pour un arabe”
Rachid Youcef, l’entraîneur de l’équipe d’Aubervilliers, est aujourd’hui un exemple de réussite que les médias sollicitent régulièrement pour cela. Il en est conscient. Issu des quartiers populaires, l’homme de 34 ans est fier d’entraîner une équipe qui évolue dans l’antichambre du foot professionnel. Mais il ne compte pas s’arrêter là. À terme, c’est la Ligue 1 ou la Ligue 2 qu’il vise. Sauf qu’il craint le fameux “plafond de verre”, déjà souvent évoqué dans le milieu du football :
“Sur la quarantaine d’entraineurs de Ligue 1 et 2, il doit y en avoir un ou deux d’origine arabe ou sub-saharienne, et encore !”
En fait, il n’y en a aucun.
“J’ai l’impression qu’on doit en faire dix fois plus que les autres pour y arriver. Et puis on n’a pas le droit à l’erreur. Est-ce que c’est un hasard ou il y a des préjugés qui perdurent ? Difficile à dire. Mais on ne peut que constater cette frontière invisible entre le football professionnel et amateur.”
Djilali Ait Abdesselam, d’abord animateur pour adolescents puis directeur de l’Office municipal de la jeunesse d’Aubervilliers (OMJA), s’est heurté à la même impression. Il a finalement abandonné son poste pour devenir taxi :
“A ce moment là, quand je regardais l’organigramme de la ville, j’avais l’impression d’être arrivé au poste le plus élevé pour un arabe… A un certain stade, on constate clairement que ça manque de mixité”
“Difficile de chercher du boulot quand on sait qu’on ne va pas être jugé sur ses compétences…”
“Il y a un mois, un jeune m’a raconté que, lors de son entretien d’embauche pour être chauffeur-livreur, les trois premières questions que lui avait posées le recruteur c’était : quelles sont tes origines, quelle est ta religion et es-tu pratiquant?”
Pierre-Jean Baillard, représentant de la maire de Paris dans les écoles pour le XIème arrondissement, se souvient de ce jeune homme qui répondit en toute franchise qu’il était musulman pratiquant. Par chance, il était accompagné d’un représentant de Pôle Emploi qui mit fin à l’entretien, car le Code Pénal interdit formellement au recruteur toute questions relatives — entre autres — aux origines, à la religion ou — depuis février 2014 — au lieu d’habitation du candidat.
Pour cet homme de 80 ans, c’est le symptôme d’une jeunesse qui se sent freinée dans ses ambitions. Or, ce sentiment d’injustice nourrit une rancoeur, une rage, qui ne cessera de grandir tant qu’une véritable égalité des chances sur le marché de l’emploi ne sera pas garantie par l’État.
“C’est très difficile psychologiquement, de continuer à chercher du boulot quand on est convaincu que l’on va être jugé sur des critères personnels, voire intimes, et non sur des compétences. Et encore, ce n’était “que” pour un poste de chauffeur-livreur… Alors imaginez les questions qu’on doit leur poser pour un poste à responsabilités!”
Le rapport Pisani-Ferry rendu public en février 2015 révèle ainsi que le taux de chômage moyen pour un jeune actif de moins de 25 ans, est 20% plus élevé pour les descendants d’immigrés africains (42%) que pour les descendants d’immigrés européens ou les Français sans origines étrangères (22%). En d’autres termes, en 2014, une personne de couleur avait deux fois moins de chance de trouver un travail que les autres.
Les auteurs du rapport affirment même avoir réussi à isoler les facteurs “strictement personnels” (sexe, âge, catégorie socio-professionnelle des parents…) d’autres critères (dits “non-expliqués”) comme une maîtrise insuffisante de la langue française ou le manque de réseau professionnel des jeunes. Mais pas que :
“Une partie (des éléments “non-expliqués”) peut être imputée à des comportements discriminatoires à l’encontre de ces populations. (…) Cette discrimination, mesurée notamment via des testings, apparaît particulièrement marquée pour les jeunes descendants d’immigrés d’Afrique, et pour les jeunes hommes”
“C’est beaucoup plus facile de devenir dealer que médecin ici”
Ismaël Badaoui, 30 ans, est l’un des doyens de l’équipe de football d’Aubervilliers. Après un master de finances à Paris XXe, il a ouvert son cabinet de “gestion de patrimoine” à la Défense et a quitté Aubervilliers pour Sartrouville. Deux soirs par semaine, lorsqu’il arrive aux vestiaires, il troque son costume-cravate et ses chaussures cirées contre le short et une paire de basket.
“Vous voyez comment je suis habillé ? Bien sûr que je ne subis plus les mêmes discriminations depuis que je gagne correctement ma vie. Les gens ne nous regardent pas pareil quand on est en costume ou dans un jogging, qu’on soit bronzé ou pas…”
Sa théorie ? Le racisme est structurel - c’est à dire, selon la définition sociologique, dû à l’organisation de la vie sociale telle qu’elle est voulue plus ou moins consciemment par les institutions étatiques et les hommes politiques. Ismaël Badaoui pense en particulier au manque de mixité sociale dans les banlieues, rebondissant sur la notion polémique d’ “apartheid” employé par le Premier ministre Manuel Valls il y a quelques semaines :
“C’est simple, tu prends un gamin qui grandit dans un endroit où il a un voisin au chômage, l’autre au RSA et le dernier ouvrier, c’est clair qu’il n’a pas les mêmes chances que le gamin qui a des voisins médecins, avocats, cadres ou notaires… Et ça c’est valable pour tous les gamins, qu’ils s’appellent Julien ou Mohammed !”
Ismaël Badaoui a grandi à Aubervilliers, cette ville du “9–3» souvent citée par les médias depuis les émeutes de 2005.
“C’est beaucoup plus facile de vendre de la drogue ici que de devenir médecin. On a grandi dans des familles où le seul repère de salaire qu’on avait c’était celui de nos parents : 1200, 1500 euros, maximum. Quand on était jeunes, on croyait que c’était ça, réussir sa vie !”
Pour Ismaël, la lutte contre le racisme doit passer par de vrais efforts financiers de l’État dans les domaines de la politique de la ville, de l’éducation, de l’accès à la santé, du soutien aux associations et à la culture… Or en quarante ans, les politiques de la ville successivement menée par les gouvernements de droite et de gauche, ont échoué sur la question. Au cours des dix dernières années, 43 milliards ont été dépensés en ZUS, loi SRU, PNRU et autres plans aux acronymes barbares, pendant que les subventions aux associations de quartier baissaient et que près d’une sur deux disparaissait.
Et le sentiment que rien ne bouge, voire que les choses régressent, est d’autant plus pénible à supporter pour les descendants d’immigrés, que la France se dit “pays des droits de l’homme”. Un tiraillement déjà évoqué en 2006 par Patrick Weil, chercheur au centre d’Histoire sociale du CNRS (République et diversité, Edt Seuil) :
“La République est paradoxale. Elle place l’égalité des droits au cœur de ses valeurs. Mais, confrontée à l’immigration et à la diversité culturelle, elle tend à oublier ses propres principes (…) Cette mécanique paradoxale continue à entretenir des mythes et à masquer l’étendue des discriminations dont souffrent les immigrés et les Français de couleur.
“C’est insupportable de tout ramener à la religion sans arrêt !”
“On s’en foutait des religions avant” , se souvient Jean-Pierre, quinquagénaire logé dans un HLM du XXème arrondissement de Paris. L’homme ouvrier dans le bâtiment, côtoie depuis toujours toutes les nationalités sur ses chantiers. “Et il n’y a jamais de problème !» se sent-il obligé de préciser. Presque étonné d’avoir cherché à se justifier, il allume une cigarette et soupire, l’air soucieux.
“Il y a une ambiance bizarre en France ces temps-ci. J’ai l’impression qu’il faut faire attention à tout ce qu’on dit, à chaque mot qu’on emploie… Si un type vient te chercher des noises dans la rue et que tu l’envoies bouler, on va te soupçonner d’être raciste si par hasard il est maghrébin. Mais moi je m’en fous de ça ! C’est insupportable de tout ramener à la religion ou au pays d’origine sans arrêt… ça devient de plus en plus le cas et ça m’inquiète…”
Pour Mariam, l’étudiante de 23 ans dont le père est imam dans les Yvelines, il y a un véritable problème dans le discours sur l’islam en France. Pour elle, ce sont les hommes politiques et les médias qui ont contribué à créer une forme de suspicion vis à vis de l’islam :
“Si on arrêtait de parler de l’Islam comme d’une religion ‘anti-tout’, on comprendrait que ses valeurs ne sont en aucun cas incompatibles avec la République ! On insiste pas assez sur le positif…”
Mehdi Mahammedi, militant PS à Ivry sur Seine (Val-de-Marne), a organisé le 27 février dernier un débat autour des questions de discriminations raciales et sexuelles. La question de la religion, qui n’était pourtant pas dans le débat initialement, s’est rapidement invitée dans la discussion :
“Certaines personnes issues de l’immigration pensent que l’islamophobie ne serait qu’une version ‘politiquement correcte’ du racisme. Comme si les racistes de 2015 se cachaient derrière un nouveau mot — littéralement, “peur de l’islam” — pour dissimuler leur peur de l’immigré.”
Difficile de statuer sur l’ampleur de la confusion qui règne dans les esprits entre religion et origines. Un sondage montrait toutefois en avril 2014, que 56% des Français considéraient les musulmans comme faisant partie d’un groupe “à part dans la société française”, les Maghrébins ne sont cités “que” dans 46% des cas.
Un déplacement qui traduit la montée en puissance fulgurante d’une peur de l’islam, puisque le terme d’islamophobie n’est régulièrement employé par les médias et les hommes politiques que depuis les attentats du 11 septembre 2001, et qu’il n’est entré dans le dictionnaire Petit Robert qu’en 2005.
“Les gens qui votent FN sont victimes de ce qu’on leur montre à la télé”
“Moi je n’en veux pas aux gens qui votent FN”, lâche Ismaël Badaoui, joueur de football d’Aubervilliers et à la tête d’un cabinet de gestion de patrimoine.
“Ils sont victimes de ce qu’on leur montre à la télé… À force de voir sur leurs écrans des musulmans qui commettent des attentats, ils finissent par faire l’amalgame… Je n’en veux pas à ceux qui votent FN, j’en veux aux journalistes d’avoir contribué à diffuser une mauvaise image de l’islam et aux hommes politiques de ne pas s’être attaqués aux problèmes plus tôt.”
Rachid Youcef, son entraineur, porte lui aussi un regard critique sur la manière dont les journalistes ont couvert les attentats terroristes de janvier :
““C’était du 24 heures sur 24 ! Les extrémistes ont pris une place énorme sur les écrans par rapport à ce qu’ils représentent… Surtout qu’ils ne représentent rien ! En tous cas, pas nous…”
Pour beaucoup, le summum de l’affront a été atteint le soir des attentats de Charlie Hebdo, lorsque les journalistes ont tendu le micro aux musulmans, “de l’inconnu de la rue” à l’invité du plateau télévisé, pour leur demander s’ils condamnaient les actes terroristes.
“Oui, peut-être que ça en aurait rassuré certains…», lâche du bout des lèvres Hachemi, surveillant d’un lycée de banlieue lilloise. “Mais en même temps, répéter “pas d’amalgame” à tout bout de champs, ça ne sert pas à grand chose. Ceux qui ne sont pas racistes ne le seront pas plus, et ceux qui sont déjà racistes ne le seront pas moins !”
Pudeur, fierté, peur d’envenimer les choses, refus de se positionner en “victimes” : de nombreux facteurs expliquent le retrait médiatique que s’imposent désormais beaucoup de descendants d’immigrés lorsque les journalistes leur tendent le micro.
La communauté musulmane, de plus en plus sceptique vis-à-vis des médias “traditionnels”, a d’ailleurs beaucoup développé ces dernières années, ses propres médias et portails d’informations (Al-Kanz, Katibîn, Oumma, Saphirnews etc.), aux dizaines de milliers d’abonnés sur Facebook et Twitter.
Seul Djilali Ait Abdesselam, le chauffeur de taxi, porte un regard moins critique vis à vis du traitement médiatique des attentats de janvier :
“Pour une fois, j’ai le sentiment que le médias y ont été avec des pincettes. Je n’ai pas senti l’amalgame comme avant. La communauté musulmane s’est indignée et on l’a vue, chose qui n’était pas vraiment faite avant, après les attaques de Mohammed Merah en 2012 par exemple. Même chez les hommes politiques, de Hollande à Sarkozy, tout le monde a fait attention”.
“On a rasé les murs pour s’intégrer. Nos enfants pensaient ne pas avoir à le faire…”
Assis derrière son bureau au rez-de-chaussée du stade André Karman, quelques minutes avant l’entrainement, Youssef Belkebla, se confie. Le vice-président et dirigeant du club d’Aubervilliers, 50 ans, voit bien que les jeunes dont il s’occupe ne grandissent pas dans le même contexte que ce qu’il a vécu, lui, il y a trois ou quatre décennies.
“Nos parents sont venus pour reconstruire la France après la guerre. C’était le plein emploi. Deux générations plus tard, pour leurs enfants ou petits-enfants, c’est la crise et il y a beaucoup de chômage. Or, comme souvent en temps de crise, il faut un bouc émissaire… et le bouc-émissaire, c’est l’étranger!”
M. Mahmoud, 61 ans, est né dans les montagnes de Kabylie au début de la guerre d’Algérie. Arrivé dans le département de Seine-Saint-Denis à l’âge de 20 ans, en 1974, il ne l’a plus jamais quitté.
“Nous, les fils d’immigrés, on a reçu une éducation à l’ancienne. On a rasé les murs pour s’intégrer. On a grandi avec des règles qu’il ne fallait pas transgresser : dire bonjour, ne pas faire ci ou ça, rentrer à l’heure, respecter les anciens… Les valeurs qui nous avaient aidé à nous intégrer se sont un peu perdues par la suite.
Nos enfants, la troisième génération, ne se sont pas battus pour devenir Français car ils sont nés Français. Beaucoup pensaient qu’ils n’auraient pas à le faire. Finalement, lorsqu’ils découvrent qu’on ne les accepte pas toujours en tant que tel au bout de trois générations, le sentiment d’injustice est très lourd à porter.”
M. Mahmoud se souvient de son éducation dans les montagnes de Kabylie:
“Au village, on est le fils de tout le monde. La première école, c’est l’entourage. L’éducation est faite par les professeurs mais aussi par les oncles, les tantes, les cousins, les voisins… Avant, les parents autorisaient n’importe qui à mettre une claque à son gamin s’il franchissait les limites du respect. Aujourd’hui, c’est fini. Les parents ne recadrent plus beaucoup leurs enfants, et même leurs professeurs n’osent plus rien dire ni rien faire!”
Faute de cadres, d’attention des adultes, de valeurs, M. Mahmoud pense que les enfants en mal de reconnaissance et de limites, peuvent être tentés de trouver refuge dans la religion :
“Les jeunes souffrent parce qu’ils sont délaissés de partout. C’est peut-être en partie à cause du désengagement des parents, des professeurs et de l’entourage des enfants que certains d’entre eux se tournent vers la religion”
“Les jeunes d’aujourd’hui sont plus ouverts qu’à mon époque… J’ai confiance en l’avenir”
Rachid, Youssef, Hachemi, Youness et bien d’autres, refusent de se décourager. Avancer dans la vie, comme sur le terrain de foot, se cramponner à ses objectifs et faire ses preuves, tel est le régime auquel ils s’astreignent depuis des années en espérant que cela porte ses fruits.
Et derrière un tableau très sombre, certains indicateurs montrent tout de même des progrès en matière d’intégration. Les enfants d’immigrés sont de plus en plus nombreux à accéder au diplôme du bac et aux cursus universitaires, le nombre de mariages mixtes ne cesse de croître (1/3 du total des mariages ces dernières années), des filières ont été spécialement mises en place pour les jeunes des zones d’éducation prioritaires à Sciences-Po, dans les écoles de commerce ou de journalisme, les représentants politiques issus de l’immigration sont plus nombreux qu’avant, etc.
“Les choses changent lentement, mais elles changent”, positive Pierre-Jean, 80 ans, convaincu que la jeunesse d’aujourd’hui est bien plus tolérante que sa génération et la suivante. Les jeunes nés après les années 1970–80 (générations X et Y) sont connectés au reste du monde en permanence, voyagent beaucoup plus facilement que leurs parents, apprennent des langues étrangères et vont vivre ailleurs plus volontiers que les générations précédentes.
Autre donnée moins souvent évoquée, la France est loin d’être la championne du racisme en Europe. Une étude du Pew Research Center menée dans six pays (Grèce, Pologne, Italie, Espagne, Allemagne, Royaume-Uni) montre que ce sont les Français qui ont été les plus nombreux à émettre une opinion positive vis à vis des musulmans (72%) — là où nos voisins Italiens, ne sont que 28%.
Illustrations : Mathilde Szydywar-Callies