Deux saisines du Conseil constitutionnel vont être déposées contre la loi relative au renseignement après son adoption par le parlement. Une émanant du président de la République et une autre de 75 députés. Quel est l’intérêt de ces deux saisines ?
Ces deux saisines vont avoir un avantage juridique certain. En vérifiant si les dispositions du texte de lois sont attentatoires ou non aux libertés fondamentales, le Conseil constitutionnel va protéger le texte de toute Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ultérieure (saisine du conseil constitutionnel par un particulier à l’occasion d’une action en justice contre lui). Si les dispositions qui sont critiquées ont été déclarées conformes par le Conseil constitutionnel, l’autorité de la chose jugée interdira à toute juridiction de revenir sur leur validité. Ce n’a pas été le cas avec la précédente loi de lutte contre le terrorisme de novembre 2014, sur laquelle le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé. Mais la véritable originalité de cette saisine du Conseil est quelle émane à la fois de députés de l’opposition et du président de la République. C’est une première depuis 1958. Jamais un chef de l’Etat n’avait saisi le conseil des sages via l’article 61 de la constitution. Il l’avait déjà fait à plusieurs reprises pour des traités par le biais de l’article 54, mais jamais pour une loi. Cette situation est de fait ambiguë. Le chef de l’Etat est à la fois arbitre et capitaine sur ce texte. Sa décision de saisir le Conseil constitutionnel a cependant été faite en conscience. Le Conseil d’Etat, dans le cadre de sa fonction de conseil du gouvernement, a d’ores et déjà évalué la constitutionnalité de la loi et l’en a informé dans une note qui n’a pas été publiée.
Quelle est l’intérêt de deux saisines du Conseil constitutionnel sur le même texte ?
Juridiquement, aucune. Si les parlementaires vont devoir relever dans leur saisine des motifs d’inconstitutionnalité, le président, fera lui une «saisine blanche». Cela signifie qu’il déférera la loi au Conseil constitutionnel sans invoquer aucun motif d’inconstitutionnalité. Sa saisine couvrira dès lors l’ensemble du texte et il reviendra aux sages d’identifier les articles qui pourraient être source d’inconstitutionnalité. Politiquement en revanche, ces deux saisines ont un intérêt certain. Peut importe la décision du Conseil constitutionnel, François Hollande pourra dire : « J’ai fait mon travail de protecteur de la constitution. » Il est gagnant à tous les coups. Quant à la saisine de l’opposition, elle permettra à la droite — qui a largement soutenu ce texte — de montrer qu’elle est sensibilisée à la protection des libertés fondamentales.
La compétence d’une autorité administrative et l’absence de contrôle du juge judiciaire sont-ils susceptibles d’entraîner une censure du Conseil constitutionnel ?
L’article 66 de la constitution dispose que l’autorité judiciaire est gardienne des libertés individuelles. Une position que le Conseil constitutionnel a confirmée dans sa décision du 12 janvier 1977 sur la fouille des véhicules. Or ce texte donne au Conseil d’Etat le contrôle juridictionnel de toutes les mesures qu’il prévoit. Le pouvoir de décision est donné au premier ministre et une nouvelle autorité administrative indépendante a été créée, la CNCTR. Elle vient ainsi remplacer l’ancienne CNCIS, en l’étoffant et renforçant ses pouvoirs. C’est clairement un texte qui est en faveur de l’ordre administratif malgré ses incidences sur les libertés individuelles. Il met à distance l’autorité judiciaire, ce qui explique les réserves des avocats et des magistrats judiciaires. Mais une telle position va tout à fait dans le sens de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel. Dans son arrêt du 19 janvier 2006 relative au terrorisme, les sages s’étaient déjà prononcés pour la compétence du juge administratif. Même chose dans une QPC du 30 mars 2012 sur une affaire d’ivresse sur la voie publique. Dans le cas d’une conjonction entre sécurité publique et contrainte sur la personne, le Conseil constitutionnel ne se borne plus qu’à contrôler la proportionnalité des mesures prévues par la loi. Que ce soit sur la compétence du premier ministre, sur l’avis consultatif de la Commission ou sur le contrôle juridictionnel réservé au Conseil d’Etat par la loi, les sages ne verront aucune difficulté.
Le texte serait fragile en raison de son caractère évasif sur les finalités pouvant justifier le recours aux nouveaux moyens d’investigation des services ?
L’idée que cette loi pourrait contenir un cheval de Troie, qu’elle pourrait finalement s’appliquer à n’importe quel contestataire de nos institutions, est fausse. Parmi les sept finalités prévues par le projet de loi, six sont d’ores et déjà définis et utilisés par d’autres législations. Les intérêts fondamentaux de la nation sont détaillés dans le code pénal, les termes de sécurité et de défense nationale le sont dans le livre blanc. Le terme cristallisant les critiques est celui de « prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions et des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale ». La formulation est large et pourrait englober plusieurs cas de figure s’éloignant de la lutte contre le terrorisme proprement dit. Cependant, « la forme républicaine des institutions » est une notion définie par la constitution. Le Conseil constitutionnel dispose de plus d’une arme pour s’assurer que cette finalité ne justifie que la lutte contre le terrorisme. Le Conseil imposera une interprétation stricte au moyen d’une « réserve d’interprétation ». Cette mesure permet d’expliciter dans quel sens il faut entendre cette disposition, d’en encadrer la constitutionalité. Le Conseil va ainsi mettre des parapets pour éviter tout dérapage.
Le débat se cristallise sur le cas du recueil systématique de données informatiques ou « boîte noire »…
C’est le seul point sur lequel, à mon sens, une censure est possible. Le recueil automatisé de données est contraire à l’esprit de la loi de 1978 et pourrait aller à l’encontre de plusieurs disposition constitutionnelles. Le Conseil va regarder si il existe un équilibre entre les libertés individuelles et la protection de l’ordre public. S’il s’avère que trop de pouvoir a été donné à l’exécutif, les sages censureront la disposition. Il faut préciser que même si une inconstitutionnalité sur ce point est prononcée, le projet de loi ne sera pas enterré pour autant. Il reviendra au chef de l’Etat soit de renvoyer cette disposition devant l’assemblée nationale pour une seconde lecture, soit d’inscrire cette partie détachable du texte à une nouvelle législation postérieure.
D’autre recours sont-ils possibles contre la loi si elle est jugée constitutionnelle ?
Tant l’article 8–1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, que les dispositions relatives aux libertés individuelles de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) pourraient être opposés à la loi relative au renseignement, une fois promulguée. Le Conseil constitutionnel ne peut pas juger de cette validité ou non. Pour saisir la Cour européenne des droits de l’homme, tout justiciable doit attendre d’être victime d’une écoute injustifiée, saisir la commission compétente qui saisira le Conseil d’Etat et enfin attendre l’épuisement de toutes les voies de recours internes. C’est alors que ce justiciable pourra seulement saisir la CEDH. Une saisie de la Cour européenne de justice paraît plus improbable, les dispositions de la charte des droits fondamentaux ne crée pas de droit au profit des justiciables mais seulement au profit des Etats membres à l’encontre des institutions européennes.
Crédit photo : Conseil constitutionnel