Après les attentats de Paris de janvier 2015, nombreux ont été les responsables politiques à appeler les Français musulmans à se structurer et à faire émerger des interlocuteurs représentatifs de leurs rangs. Si l’injonction s’est alors faite pressante, elle est en réalité ancienne et régulière. Les tentatives successives des différents gouvernements de structurer la communauté musulmane de France se sont soldées par des échecs cinglants.
Le Conseil français du culte musulman (CFCM) en est l’illustration la plus parlante. Lancé en 2003 par Nicolas Sarkozy, cet organe devait devenir l’interlocuteur des pouvoirs publics sur les questions liées à l’islam. Douze ans plus tard, il est encore tiraillé par les divisions internes, sans jamais avoir mis fin au procès en manque de représentativité qui lui est fait.
Cibles des critiques, notamment, les deux derniers présidents du CFCM : Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, et Mohammed Moussaoui, président de l’instance de 2008 à 2013. “Ces gens-là ne représentent qu’eux-mêmes, dénonce Fateh Kimouche, fondateur du portail Al-Kanz, destiné à la communauté musulmane francophone. Le CFCM, c’est l’islam des consulats, ce n’est pas l’islam de France. Comment représenter les musulmans de France quand on prend ses ordres à l’étranger ?”
L’imam de Drancy, médiatique mais peu représentatif
Hassen Chalghoumi est, lui aussi, loin de faire l’unanimité. S’il ne fait pas partie du CFCM, l’imam de Drancy n’en est pas moins un des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics. Omniprésence médiatique, relations au beau fixe avec les responsables politiques, dialogue permanent avec les représentants des autres cultes : Hassen Chalghoumi agit sur moult fronts mais peine à séduire ses correligionaires. Sa maîtrise approximative du français en a même fait un objet récurrent de railleries sur les réseaux sociaux.
Plus largement, la question de l’identification des Français musulmans à ces figures de proue pose problème. En 2013, Bruno Le Maire révélait (dans son livre Jours de pouvoir) que Nicolas Sarkozy disait de Dalil Boubakeur : “Je l’adore, Dalil. Il est formidable ! Mais il représente les musulmans comme moi les moines trappistes, hein ?” De fait, les Français musulmans semblent faire peu de cas des différentes positions prises par les instances officielles.
A l’été 2014, un épisode a mis à jour ces dissensions. Pour la première année, le CFCM avait décidé de fixer à l’avance (et par calcul) au 9 juillet le début du mois de Ramadan, jusqu’alors déterminée après observation de la Lune. La réponse à une demande du gouvernement français, désireux de clarifier les dates du jeûne islamique. Le 8 juillet, pourtant, tous les pays musulmans maintiennent l’observation scientifique et annoncent que le mois de Ramadan ne commencera qu’au surlendemain. La quasi-totalité des mosquées et des Français musulmans choisissent de s’y conformer, et ce contre l’avis du CFCM. Un désaveu qui aura valeur de symbole.
“Dans l’islam, il n’y a pas de clergé”
La difficulté de l’islam à faire émerger des représentants est peut-être à comprendre dans sa nature même. La sociologue Nilüfer Göle, spécialiste des religions, a expliqué dans ses écrits que la volonté de faire émerger des interlocuteurs communs à tous les musulmans avait trait à une logique de “christianisation” de l’islam, que l’Etat souhaiterait faire entrer dans un moule hérité de sa propre histoire. Une vision qui omet la spécificité de la religion musulmane. “Dans l’islam, il y a des imams, des prêcheurs, mais il n’y a pas de clergé (seuls les chiites, ultra-minoritaires en France, disposent d’autorités hiérarchiques, ndlr), détaille Fateh Kimouche. Dieu ne nous en a pas imposé, ce n’est pas Hollande ou Sarkozy qui vont le faire.”
La défiance des musulmans vis-à-vis de leurs représentants n’a pourtant pas qu’à voir avec la structure de l’islam. Elle est aussi liée au profil de ces incarnations, dans le contexte bien précis qui est celui de la société française d’aujourd’hui. “Aucun des porte-parole proclamés de l’islam ne ressemble aux musulmans de France”, assure Fateh Kimouche. La rupture est d’abord historique : la plupart des dirigeants de l’islam de France sont issus de la première génération d’immigrés, nés à l’étranger. A en croire Fateh Kimouche, elle est également d’ordre social. “Quand tu es un jeune musulman de 15 ans, que tu vis dans une cité et que tu ne parles presque pas un mot d’arabe, comment te reconnaître dans un médecin de 60 ans né au bled qui prétend te comprendre et te représenter ? L’écart est trop grand.”
Résonne avec ces propos la question du caractère composite de la religion musulmane. Une diversité qui a évolué avec le temps. Après avoir longtemps été liée aux nationalités, elle est aujourd’hui essentiellement fondée sur les divergences religieuses. Les querelles de capitales étrangères ont ainsi laissé place aux divisions entre écoles de pensée. Une mutation que n’ont pas retranscrit les représentants historiques de l’islam français. “Eux font de la politique, et uniquement de la politique, analyse Fateh Kimouche. Mais aujourd’hui, on est passé d’un islam des nationalités à un islam religieux. C’est un mouvement naturel.”
La progression de ces courants religieux pose toutefois problème aux pouvoirs publics. Les Frères musulmans et les salafistes quiétistes, dont les discours séduisent un nombre croissant de Français musulmans, sont jugés trop fondamentalistes pour être des interlocuteurs viables. Est également visée leur proximité avec des puissances étrangères (le Qatar, notamment, pour les Frères musulmans ; l’Arabie saoudite pour les salafistes). Les responsables politiques peinent ainsi à se positionner vis-à-vis de l’UOIF. Partie prenante du CFCM dès sa création, la principale émanation des Frères musulmans en France est pourtant perçue comme infréquentable, encore récemment attaquée par Manuel Valls.
Choix politique, cette marginalisation de la confrérie (et, a fortiori, des salafistes quiétistes, qui ne disposent pas de porte-parole) tient pourtant une large frange des Français musulmans à l’écart des instances représentatives de l’islam. Elle prive également d’un potentiel appui de poids dans le cadre de la lutte contre le djihadisme. L’Etat refuse, par exemple, de nommer dans les prisons des aumôniers proches de ces deux mouvances. “Pourtant, ce sont souvent eux qui connaissent le mieux les jeunes”, glisse le responsable d’une salle de prière de banlieue. Fateh Kimouche embraye : “L’Etat n’a pas à intervenir dans le religieux, ce sont des affaires dont doivent se saisir les croyants.”
Une communauté composite et divisée que peine à appréhender l’Etat, des représentants officiels désavoués par leurs propres coreligionnaires : l’horizon de l’islam en France paraît semé d’embûches. D’autant plus que les jeunes générations semblent bien avares en figures médiatiques (Mohamed Bajrafil, imam d’Ivry-sur-Seine, est un des seuls nouveaux visages régulièrement invités). Pour Fateh Kimouche, l’avenir est plutôt à une prise de pouvoir de “la masse”, donc des musulmans de France. “Moi, je ne veux pas de représentants, explique l’influent blogueur. Sortons de l’école jacobine, avec des modèles imposés d’en haut. Je suis plutôt pour une sorte de fédération, quelque chose de collégial et qui parte de la base.”
Après avoir longtemps privilégié l’attentisme, le gouvernement s’est récemment attaqué à la question. Au lendemain des attentats de Paris, Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, a annoncé sa volonté de “réorganiser” la représentation de l’islam en France. Une instance pourrait être créée pour s’atteler aux dossiers de la formation des imams, de la législation sur la nourriture halal ou de la déradicalisation. Le gouvernement a annoncé qu’il allait entamer prochainement des discussions avec les représentants de la communauté musulmane. On prend les mêmes et on recommence ?