À quelques jours de la journée internationale de la femme, 3 millions 7 a interrogé Azadeh Kian, professeure de sociologie et directrice du CEDREF à l’Université Diderot-Paris VI. Azadeh Kian est spécialiste du féminisme islamique. Entretien.
3 millions 7 : Pouvez-vous expliciter l’expression “féministe musulmane” ? Certains musulmans estiment que ces termes sont irréconciliables.
Azadeh Kian : Bien sûr qu’on peut être musulmane et féministe ! Si une femme se dit féministe, prenez-là au mot, qu’elle soit musulmane ou non. Une femme qui se déclare féministe, que ce soit Beyoncé ou une autre, je réponds tant mieux ! Il n’y a rien d’incompatible, il y a juste des musulmanes qui désapprouvent les lois islamiques et qui veulent faire entendre leur voix. Elles sont musulmanes, tiennent à leur religion, mais appellent une nouvelle vision du Coran.
3m7 : Vous voulez dire que les musulmanes féministes souhaitent réinterpréter le Coran à leur faveur ?
A K : Le Coran a été rédigé il y a plus de 1400 ans. Les lois islamiques ont été codifiées au IX ème siècle, deux siècles après la mort du Prophète. Ces lois ne sont ni sacrées ni figées. D’ailleurs, le Coran dit une chose et son contraire. Les féministes musulmanes veulent relire le Coran à la lumière de notre époque moderne. Je vous assure qu’elles ont de quoi faire dans le travail de ré-interprétation du texte, c’est un vaste chantier.
3m7 : Réinterpréter le Coran, est-ce une manière pour ces femmes de se “réapproprier” Dieu ?
A K : Les féministes musulmanes ne veulent pas seulement se “réapproprier Allah”. La mission qu’elles s’assignent, c’est de se réapproprier l’ensemble de la religion musulmane, notamment la sunna (“lois immuables de Dieu”, ndlr). Ces femmes veulent contextualiser l’Islam, l’historiciser, la réinterpréter pour permettre à l’Islam de devenir une religion aussi moderne que le XXI ème siècle.
3m7 : Il y aurait donc autant de femmes que d’interprétations. Qu’est-ce qui légitime l’interprétation par une musulmane féministe d’un verset du Coran au détriment d’une autre interprétation ?
A K : Tout le monde ne peut pas réinterpréter les hadith (paroles du Prophète Mahomet) à sa guise. Jusqu’à aujourd’hui, l’Islam était interprété exclusivement par des hommes et pour les hommes. Ce qui change désormais, c’est que les femmes font des études supérieures, elles apprennent l’arabe, elles étudient le Coran et reçoivent souvent une double formation, théologique et universitaire. Elles acquièrent un socle culturel qui leur permet d’aller à l’encontre des islamistes radicaux, de critiquer leur discours et rhétorique inégalitaires. Elles n’acceptent plus la suprématie que les hommes tentent de leur imposer. Elles n’acceptent plus qu’on décide à leur place de ce qui est bon pour elles.
3m7 : Quels enseignements les musulmanes féministes tirent-elles de leurs études du Coran ?
A K : Les musulmanes constatent que le Prophète respectait sa première femme. Elles découvrent qu’il est resté monogame pendant 20 ans alors que son épouse était de 15 ans son aînée. Cela leur enseigne que les musulmans doivent rester monogames, si comme ils le disent, ils désirent imiter le Prophète en tout point.
L’étude permet aux femmes la répartie et le refus de l’oppression. Lorsqu’en Iran, l’accès des femmes à la présidence est interdit, les féministes évoquent les versets du Coran qui valorisent la reine de Saba comme femme de pouvoir. Ainsi elles font comprendre à celles qui n’en seraient pas convaincues que les femmes peuvent accéder à des postes politiques très importants. En agissant ainsi, la parole des féministes a une portée bien plus forte que si elles se contentaient de comparer leur statut avec celui des femmes occidentales.
3m7 : Avez-vous des exemples de versets coraniques auxquels les féministes ont restitué un sens qui leur est plus favorable ?
A K : Oui, par exemple, un verset du Coran autorise les hommes à avoir quatre femmes permanentes. Les féministes iraniennes ont réinterprété ce verset en montrant qu’il avait un sens seulement au début de l’Islam, quand l’Islam était encore en phase d’expansion. Car à cette époque, quand beaucoup de musulmans se faisaient tuer sur le front de guerre, ils laissaient derrière eux femmes et orphelins. Les femmes pouvaient s’entraider. Aujourd’hui les hommes ne retiennent que la dimension de liberté et de plaisir qu’offre la polygamie. En Iran ceci dit, la polygamie n’a pas été interdite, mais elle concerne seulement 2% des mariages. C’est un phénomène qui reste très marginal. Si tous les hommes avaient quatre femmes, il n’en resterait pas suffisamment pour les autres hommes !
Aussi, des musulmans rétrogrades lisent dans le Coran : “Les hommes sont supérieurs aux femmes.” Mais en fait, le mot arabe qui désigne ici “supérieur” a plusieurs connotations. Les féministes musulmanes militent pour la ré-interprétation du verset en : “Les hommes sont les serviteurs des femmes”. Il s’agit aussi pour elle de mettre en valeur les versets du Coran qui insistent sur la parfaite égalité entre les hommes et les femmes, car il y en a.
3m7 : Comment le combat des féministes musulmanes est-il perçu par les hommes musulmans ?
A K : Dans les pays où les lois islamiques sont appliquées, on voit de plus en plus de jeunes hommes qui soutiennent ces jeunes femmes musulmanes. Ils participent à leur combat. Ils comprennent qu’ils ont tout intérêt à vivre dans une société où règne plus d’égalité. Car une société qui privilégie les hommes jette aussi toutes les responsabilités sur les hommes. Ceux-ci n’arrivent plus à tout assumer : subvenir aux besoins économiques de la famille, avoir une situation professionnelle supérieure à celle de la femme, etc. C’est très difficile pour eux en temps de crise. Ils partageraient bien le boulot avec les femmes !
3m7 : Vous dites qu’il y a en Iran des femmes incarcérées pour avoir déclaré être les égales de l’homme. Il faut beaucoup de courage pour être féministe dans des pays de loi islamique ?
A K : En Iran, en Egypte, en Arabie Saoudite, les femmes demeurent sous la tutelle des hommes. Si leur mari ne le veut pas, elles ne pourront pas travailler, ni voyager, et les pères pourront limiter le droit des mères sur leur enfant. Des hommes qui s’estiment supérieurs aux femmes, vous en trouverez toujours, mais ils deviennent minoritaires. L’interprétation coranique d’une domination des hommes sur les femmes n’est plus prégnante. Aujourd’hui, le sentiment de supériorité se manifeste de façon insidieuse : des hommes diront que les femmes ne s’intéressent pas à la politique ou qu’elles préfèrent rester à la maison.
3m7 : Pouvez-vous parler du combat des féministes islamistes qui vivent dans les pays occidentaux ? En quoi leur combat est-il différent ?
A K : En Europe ou aux Etats-Unis, les musulmanes se sentent aussi concernées par les lois islamiques. En fait, elles mènent un double-combat : un combat contre les lois islamiques des radicaux et contre les idées reçues.
Par exemple, tout le monde estime qu’une musulmane subit le port du voile. Mais seulement une minorité de ces femmes y est contrainte. Beaucoup le portent de leur propre gré dans un but “fonctionnel”. Je veux dire qu’en portant le voile, elles obtiennent autorité, indépendance et autonomie dans leur famille. Le voile, en plus de les rapprocher de Dieu, leur confère un certain statut, parce qu’il va de pair avec l’apprentissage du Coran, des textes, de l’arabe. Souvent leurs parents sont musulmans simplement par tradition, ils ne connaissent pas les textes fondateurs, ne pratiquent pas leur religion. Et il y a autre chose. Avec tous les discours anti-musulmans et islamophobes que l’on entend en France, porter le voile est un acte identitaire et politique. C’est une forme de résistance. Plus on les stigmatise, plus elles mettront en avant cette composante de leur identité. Je vous promets que le voile n’empêche pas les femmes d’avoir des théories féministes.
Photo d’en-tête : Statuette en olivier du Maroc ( Kanichat / Creative Commons)