Il y a peu encore l’Iran était l’un des maillons de « l’axe du Mal » dénoncé par l’administration américaine. À l’automne 2013, les occidentaux menaçaient encore de bombarder la Syrie pour neutraliser les armes chimiques de Bachar al-Assad.
Mais les temps ont changé et, dimanche, le secrétaire d’État américain John Kerry a déclaré dans une interview télévisée qu’il était prêt à négocier avec le dictateur syrien. En février, des parlementaires français s’étaient déjà rendus à Damas pour le rencontrer, tandis que le chef de la diplomatie américaine avait fait un pas vers un autre pays ennemi en soulignant que l’Iran et les États-Unis avaient un ennemi commun : le groupe État islamique. La « ligne jaune » fixée à l’utilisation d’armes chimiques s’est effacée sous le sables syriens et irakiens avec la montée en puissance du « califat » d’Al-Bagdadi.
En-dehors d’Assad, le désert
Devant les limites des raids aériens, la faillite de l’armée régulière irakienne et l’isolement des troupes Kurdes au sol, la coalition se cherche de nouveaux partenaires. Pour Fabrice Balanche, maître de conférences à l’université Lyon II et spécialiste de la Syrie, il n’y a pas d’alternative à une coopération avec le régime de Bachar :
« L’armée syrienne libre (ASL, opposition militaire modérée à Assad, ndlr) était une chimère ! Elle n’a jamais vraiment existé mis à part un groupe de généraux factieux en Turquie qui s’attribuait chaque attentat en Syrie. Les seuls éléments qui ont composé l’ASL étaient des gens, entraînés par les Américains en Turquie, qui contrôlaient des postes frontières. Plus largement, les rebelles modérés ont, soit été éliminés, soit rejoint les islamistes. Ce n’est pas le tout de les former, il faut aussi qu’ils aient envie de se battre. »
Une armée syrienne libre si fantomatique qu’elle entraîne des confusions. Lors d’un séjour en Turquie, Fabrice Balanche rencontre des réfugiés syriens. La discussion roule sur l’opposition modérée à la dictature. Les réfugiés évoquent le Jabhat Al-Nosra (une filière d’Al-Qaïda) comme un maillon de l’ASL.
« Il faut comprendre que pour eux, il y a le groupe Etat islamique et les autres », traduit le chercheur.
« Il ne faut pas être plus royaliste que le roi »
Les effectifs de l’armée régulière, loyale à l’autorité présidentielle, restent, eux, impressionnants. L’armée syrienne compterait 150 000 hommes dans ses rangs, auxquels s’ajoutent 150 000 paramilitaires et diverses milices proches du pouvoir pour sécuriser les villages. Une manne non négligeable pour affronter le groupe État islamique :
« On n’a pas grand monde pour affronter Daesh au sol. Les Kurdes n’iront pas loin. Et puis les populations arabes ont peur des Kurdes et considèrent l’Etat islamique comme un protecteur. L’armée syrienne est organisée, capable de quadriller le terrain. »
Des Peshmergas (soldats kurdes) en mouvement à la frontière Iran-Irak. Phto AFP/Al Saadi
Les crimes de guerre perpétrés par les hommes de Bachar al-Assad seraient donc solubles dans la lutte contre le groupe État islamique ? Fabrice Balanche n’oublie pas que le dirigeant syrien a du sang sur les mains mais l’heure est désormais à la realpolitik.
« Il ne faut pas être plus royaliste que le roi. Même le Koweït et le sultanat d’Oman ont rouvert leurs ambassades à Damas alors que ces pays poussaient à la guerre contre le régime. »
Ce changement d’attitude serait déjà partagé par les Occidentaux. Si ceux-ci continuent de se boucher le nez en évoquant Assad, le contact est rétabli.
« Américains et Syriens échangent déjà des informations, notamment par rapport aux bombardements. Les États-Unis communiquent au moins leurs plans de vols, sinon la DCA (Défense contre l’aviation) syrienne aurait abattu des avions de la coalition. »
L’automne 2013 a symbolisé un premier rapprochement avec Damas. À l’époque, l’utilisation d’armes chimiques par les troupes du dictateur est devenue une évidence et François Hollande veut intervenir. Il est lâché par ses alliés anglo-saxons. Fabrice Balanche est clair :
« Assad a gagné. Les États-Unis le savent et, même si elle ne veut pas le dire, la France aussi. »
Pourtant, le président Hollande et Manuel Valls ont condamné ce jeudi l’initiative des parlementaires français partis rencontrer Bachar Al-Assad à Damas. Fabrice Balanche l’explique :
« Hollande ne veut pas d’une nouvelle humiliation au Moyen-Orient mais depuis les attentats de Paris, il se pose des questions sur la politique de fermeté de Fabius. »
C’est encore le problème du jihad qui est au centre de l’affaire mais cette fois-ci ce sont ses répercussions sur notre sol qui sont en jeu :
« Si le régime d’Assad s’écroule, ce sera le chaos. Et ça générera de nouveaux réfugiés et le retour de jihadistes en France. Se rapprocher d’Assad relève aussi de la politique intérieure. On pourrait ‚dès aujourd’hui obtenir, via Damas, des renseignements sur les jihadistes français présent en Syrie, au lieu de mobiliser vingt de nos agents pour chacun d’entre eux. »
Dernier rempart face au fondamentalisme sanglant ? Le pouvoir syrien n’est pas le seul à retrouver une place dans le concert international en jouant cette partition. À plus de 500 kilomètres de la frontière syrienne, une fois passé l’Irak, l’Iran se pose aussi en partenaire de première nécessité pour la coalition.
L’Iran, l’autre pays plus si infréquentable que ça
Il était une fois une République islamique mise au ban des nations, renvoyée à “l’axe du Mal” conceptualisé par le gouvernement américain. Puis, il y eut la visite du président iranien Rohani aux États-Unis, en octobre 2013. Avant la reconnaissance par John Kerry, mercredi, du fait que le groupe État islamique est aussi l’ennemi de l’Iran. Enfin, on annonce que les longues négociations autour du programme nucléaire iranien sont sur le point d’aboutir, peut-être d’ici à la fin du mois de mars.
Mohammed Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères iranien (ici à Bagdad, le 24 février), est un personnage-clé des négociations sur le programme nucléaire. Photo AFP/Sabah Arar
Thierry Coville, spécialiste de l’Iran auprès de l’IRIS (Institutions de Recherches Internationales et Stratégiques) analyse la situation :
« Il faut d’abord régler la question du nucléaire mais il y a déjà un échange d’informations, depuis mars 2013. »
L’Ayatollah Khamenei, « Guide suprême de la révolution », s’est même fendu d’une lettre à l’attention de Barack Obama. Khamenei est la plus haute autorité de la théocratie chiite iranienne, figure plus politique que religieuse, de tendance conservatrice. Il est également plus pragmatique que dogmatique et soutient l’idée d’une coopération avec la coalition pour contrer le groupe État islamique.
« C’est un homme de synthèse, qui prend la mesure des différents courants politiques et religieux, et puis il sait que la société iranienne veut davantage d’ouverture », développe Thierry Coville.
Mais l’action iranienne contre le groupe État islamique ne se traduit pas seulement par une correspondance entre dirigeants politiques. Depuis juillet 2014, les brigades iraniennes Al Qods appuient l’armée irakienne. Mais une coopération irano-américaine sur le front anti-califat n’aurait rien d’un rabibochage sans nuage avec les Occidentaux :
« Les Iraniens savent qu’ils ont tout intérêt à coopérer pour assurer leur statut de puissance régionale mais ils ne vont pas redevenir le gendarme du Moyen-Orient comme ils ont pu l’être à l’époque du Shah (titre alors porté par Mohammed Reza Pahlavi, souverain d’Iran jusqu’à la révolution islamique en 1979 ndlr). Ils imaginent plutôt une alliance au cas par cas. »
Les lignes ont déjà bougé et bougeront encore entre les occidentaux, l’Iran et la Syrie : échanges d’informations, retour de représentations diplomatiques, négociations diplomatiques touchant soudainement au but des années après leur ouverture, interventions militaires parallèles avant peut-être d’être coordonnées.
Le rapprochement, bien que minime, est donc déjà une réalité. Le groupe État islamique est ainsi parvenu à fédérer de manière non négligeable au plan international. Qui l’eût cru ?
Photo d’en-tête : Affiche avec le portrait d’Assad et le texte “Dieu protège la Syrie” sur un mur du centre historique de Damas en 2006 (crédit : image wikimédia)