Dernier rebondissement dans le débat sur les statistiques ethniques : Nicolas Sarkozy s’est prononcé en faveur de plus de données médicales, y compris ethniques, pour endiguer les maladies génétiques. Pour remédier à des maux de société plutôt qu’à des maladies, le poids des statistiques est déjà bien réel, selon Marie-Anne Valfort. Maître de conférences en économie à l’université Paris I, cette spécialiste des questions de discrimination a répondu aux questions de 3millions7.
3millions7 : Les statistiques ethniques représentent-elles une solution face aux discriminations ?
Marie-Anne Valfort : Les statistiques ethniques aident à identifier les discriminations et donc à lutter contre. Mais si par “statistiques ethniques” on entend l’utilisation d’un référentiel ethno-racial à l’américaine (« blanc », « noir »… etc), alors elles seront peu utiles. Dans une société de plus en plus métissée, une proportion non négligeable de personnes est en droit de refuser de devoir choisir entre ces catégories.
C’est extrêmement violent de demander aux gens de se mettre dans des « cases » de couleur, et cela induit des biais dans les réponses. De nombreuses études, notamment au Brésil, ont montré que, à couleur de peau donnée, les personnes métisses victimes de discriminations sont plus susceptibles de se considérer comme “sombres” et non “claires de peau”, contrairement à ceux qui n’en n’ont pas subies.
Si on refuse les statistiques sur la couleur de peau, on parle donc de statistiques sur l’origine géographique des personnes. Et dans cette définition là, les statistiques ethniques existent déjà ! Des questions sur le lieu de naissance de l’interrogé et de ses parents font partie de l’Enquête Emploi (menée en continu par l’Institut national de la statistique et des études économiques, ndlr) depuis 2005.
Pour aller plus loin, il serait effectivement intéressant de les enrichir, pourquoi pas avec des questions sur la tradition religieuse des parents et grands-parents. Les statistiques religieuses rappellent des heures sombres de notre histoire, mais c’est en se privant des moyens de lutter contre les discriminations qu’elles peuvent ressurgir, pas en attaquant ce fléau à bras-le-corps.
3m7 : Que révèlent vos études sur l’islamophobie en France ?
M‑A V. : Les discriminations sur la base de la religion, en particulier contre les musulmans, sont malheureusement bien réelles en France sur le marché du travail. C’est ce que j’ai montré dans une étude avec une équipe de recherches en 2009. En envoyant à diverses entreprises les CV de Français d’origine sénégalaise, on obtient un résultat frappant. (Une partie des postulants ont un nom de tradition musulmane, les autres portent un patronyme à consonance chrétienne, ndlr). À compétences égales, un candidat perçu comme musulman a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat supposé chrétien.
L’économie nous renseignait déjà sur les discriminations dues à l’origine géographique, mais ce résultat est un des premiers à isoler, en France, une aversion à une religion en particulier. Je travaille en ce moment à l’étendre sur de plus grands échantillons et avec davantage de religions, pour étudier aussi bien l’antisémitisme que l’islamophobie.
3m7 : Comment expliquez-vous la discrimination à l’emploi des musulmans ?
M‑A V. : Les discriminations sur la religion s’expliquent par les amalgames qui assimilent les musulmans à une menace. Sur deux points, testés dans une expérience, la population française musulmane diffère en effet de la population chrétienne, et, a fortiori des Français sans passé migratoire récent : elle accorde plus d’importance à la religion et favorise une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes.
Sur ces deux points, il y a un amalgame qui est fait, avec des musulmans perçus comme « rejetant la laïcité » et l’islam comme “synonyme d’ ‘oppression’ des femmes”. Or ces propositions ne sont pas synonymes : quand on demande à des pères musulmans s’il veulent voir leur fille faire carrière, ils répondent comme les autres interrogés.
Cela peut expliquer la réticence de certains employeurs à embaucher des personnes dont ils pensent, à tort, qu’elles poseront des problèmes pour adhérer à l’éthique d’égalité des chances homme-femme de l’entreprise, par exemple. Il y a beaucoup à faire auprès des entreprises pour qu’elles développent des politiques anti-discrimination basées sur des données concrètes.
3m7 : Hors du marché du travail, y a t‑il d’autres comportements discriminatoires ?
M‑A V. : Il existe un autre phénomène dit de « menace culturelle », démontré lors de jeux comportementaux : les Français sans passé migratoire récent sont d’autant moins généreux à l’égard des musulmans que la proportion des musulmans autour d’eux augmente. Aucun effet de ce genre n’est constaté lorsqu’on augmente le nombre de personnes chrétiennes.
Par boutade, nous avons intitulé ce phénomène l’« effet Hortefeux », en référence à une citation déplorable de l’ex-ministre de l’Intérieur. Lors de l’université d’été de l’UMP le 5 septembre 2009, Brice Hortefeux avait déclaré à propos des musulmans : « Quand il y en a un ça va… C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. »
3m7 : Quelle est la réaction des musulmans face à ce rejet ?
M‑A V. : Les musulmans au passé migratoire récent sont conscients des discriminations dont ils sont cibles. Notre étude suggère qu’en réaction, par rapport à leurs homologues chrétiens, ils affichent un attachement plus faible à leur pays d’accueil. Ils sont aussi plus attachés à leur pays d’origine, même lorsque ce sont leurs parents ou même leurs grands-parents qui y sont nés.
Selon nos résultats, par rapport à des chrétiens aux caractéristiques sociales similaires, les musulmans sont davantage susceptibles d’avoir pour meilleur ami une personne issue de leur pays d’origine, d’être allés dans ce pays, et de transférer de l’argent à leur famille restée là-bas.
Et tandis que les chrétiens arrivés récemment en France gomment leurs spécificités au fil du temps, pour les musulmans, au contraire, le temps passé en France les exacerbe.
Retrouvez les recherches de Marie-Anne Valfort ici.
Photo d’en-tête: Plafond de la tombe du poète persan Hafez à Shiraz, dans la province de Fars, en Iran. Wikimedia Commons