Les frères Kouachi et Amédy Coulibaly étaient nés en France. À l’école, on leur avait sans doute expliqué ce que signifiaient les mots République et laïcité, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », ou d’autres notions liées à la citoyenneté. Ils avaient sans doute vu en passant, tous les matins, le drapeau français flotter à l’entrée de leur établissement.
Deux décennies plus tard, ils tuaient pourtant 17 personnes en trois jours, en raison de leur métier (journaliste, policier) ou de leur religion. Malgré l’ampleur du mouvement « Je suis Charlie », des voix se sont élevées pour les soutenir, en particulier sur les réseaux sociaux. Face à ces phénomènes de non adhésion à la citoyenneté française, un constat d’échec de l’école a ressurgi dans l’opinion publique et les médias, en particulier de l’éducation civique, censée former les écoliers à la citoyenneté.
Moins d’une semaine après les faits, le Conseil national de l’évaluation du système scolaire, institution officielle chargée d’évaluer l’école, a publié un rapport sur le sujet. Il constate que si en principe l’éducation civique est exemplaire en France, dans les faits elle relève de la « participation de façade ». Les couches populaires sont moins sensibilisées, notamment dans les dernières années de scolarité, celles qui précèdent pourtant l’entrée dans la vie citoyenne.
Le rapport montre que les heures d’enseignement, intégrées le plus souvent à l’histoire-géographie, ne sont pas toujours dispensées dans leur totalité. Pour les filières technologiques, aucun nombre d’heures ne lui est attribué, seuls certains thèmes sont évoqués dans les programmes d’histoire ou de géographie. Les filières d’élite sont mieux pourvues en enseignement citoyen que les filières moins favorisées aux publics plus démunis socialement. Ceci contribue « certainement à construire des inégalités de socialisation politique (absentéisme électoral, etc.) selon le diplôme ».
« Je ne pense pas que l’éducation civique puisse tout faire »
Michel Stemper est professeur d’histoire-géographie au lycée Emilie Duchatelet à Serris-Marne-La-Vallée. On le surnomme lycée Walt Disney, car, dit-il, « le parc d’attraction est au bout de la rue ». Officiellement, l’éducation civique est au programme du cours d’histoire-géographie. C’est à ce titre qu’il enseigne depuis vingt ans cette matière à ses classes successives.
Bérénice Levet est philosophe et enseigne cette matière à l’Ecole Polytechnique et au Centre Sèvres.
Sans partager les mêmes opinions, ni réaliser le même parcours intellectuel, elle en arrive à la même conclusion : l’enseignement actuel de l’éducation civique à l’école est inefficace.
“Je ne sais pas si l’année d’après, ils en auront des souvenirs »
Michel Stemper enseigne l’éducation civique une heure chaque semaine en demi-groupe. Chaque élève suit une heure de cours tous les quinze jours. Il dit ne pas vraiment faire un cours. Il évoque les « notions de base » en début d’année, puis il donne une liste d’exposés à réaliser à ses élèves en binôme, en lien avec le programme. Les exposés portent, par exemple, sur les institutions, sur les différentes dimensions du droit, sur la vie politique et sociale, sur la représentation des citoyens…
Lui-même se pose en simple « animateur » lors de cette heure de classe un peu à part. Chaque semaine, deux élèves présentent leur exposé pendant vingt minutes. « S’il y a des manques, j’interviens en tant que correcteur » précise-t-il. Les deux élèves animent alors un débat avec le reste des élèves sur le sujet qu’ils souhaitent. Il n’intervient que si le désordre s’installe.
L’incohérence des programmes
« Mon objectif c’est de les éduquer à la citoyenneté, mais je ne sais pas si l’année d’après, ils en auront des souvenirs, admet-il. Il y en a qui écoutent, et d’autres non, même si c’est leur copain qui fait l’exposé. Je pense qu’au final, seuls les deux ou trois qui ont travaillé sur le sujet retiennent quelque chose. Certes ce n’est pas très efficace mais c’est déjà ça. »
Michel Stemper pense que la quantité horaire est suffisante. « Tout dépend de ce que l’on fait dedans ». Il a établi une liste des raisons de l’échec de la transmission des valeurs dans les programmes du ministère de l’éducation nationale :
- « Ils abordent des notions qui, au collège, sont très compliquées à concevoir pour les élèves, comme les notions de loi, de citoyens, de pouvoirs. Les institutions sont déjà au programme d’histoire. En géographie, on voit les régions, les institutions communales. Ce genre de notions intégrées dans un contexte de cours sur l’année permet de voir aux élèves les tenants et les aboutissants.”
- L’absence de notation : « les élèves s’en fichent puisque ça ne compte pas dans leur moyenne ».
- Le manque d’enthousiasme de la part du corps professoral : « Pour beaucoup de collègues, ce n’est pas si important que ça. Ils pensent déjà couvrir ces notions dans leur programme. »
- La morale n’est jamais très loin – et elle est même explicitement dans les programmes. C’est, dans ce cas, « l’échec assuré avec les élèves ». « Le gouvernement parle de cours de morale civique. Je n’aime pas le mot « morale », cela sous-entend ce qui est bien et ce qui est mal. On se bat pour que ça ne soit pas de la morale. L’expression “textes de morale civique” me pose un énorme problème. »
« Ce cours d’éducation civique, je l’envisage plus comme un espace de discussion pour mes élèves, où ils peuvent exprimer ce qu’ils ont à dire. Dire qu’ils vont le retenir, je ne crois pas. »
On attend trop de l’éducation civique
Ce que disent les programmes
En 2014, l’éducation nationale se fixe encore de traiter des questions morales et civiques.
En primaire, l’aspect moral est très prégnant : éducation du respect de l’autre, savoir nommer ses émotions, être capable d’empathie, se sentir membre d’une collectivité. Sont enseignés aux enfants les valeurs et symboles de la République (Marianne, le drapeau national.)
À partir du collège, des élections de délégués sont organisées et une demi-heure hebdomadaire y est consacrée : droits et devoirs du collégien, de l’enfant, de l’habitant; la diversité et l’égalité; liberté, droit, justice; et la citoyenneté démocratique.
Au lycée, dans l’heure spécifique qui lui est dédiée dans les filières générales, sont abordés différents thèmes :
-
Les institutions de la République
-
La représentation et la démocratie d’opinion
-
L’engagement politique et social
-
La nation, sa défense et la sécurité nationale
« Je ne pense pas que l’éducation civique puisse tout faire. On lui donne beaucoup de responsabilités qu’elle ne peut pas assumer seule. On parle d’éducation civique. Mais dans toutes les matières, dans tout l’établissement même, tout ce qui se passe doit tourner autour de l’éducation civique : dans les couloirs, dans le réfectoire… ça doit être un environnement civique où l’on vit ensemble. Il y a un règlement intérieur d’ailleurs, ce n’est pas pour rien. Pour vivre ensemble, on vit du civisme. »
Michel sait aussi que ces élèves ne sont que des adolescents, et qu’il est normal à ses yeux qu’ils rejettent d’une certaine manière toute information venant d’un adulte.
« Il ne faut pas oublier qu’il y a un rapport adolescent /adulte prégnant pendant le cours. Je peux leur dire des millions de gens ont dû mourir pour obtenir le droit de vote, eux ça leur passe au-dessus. Ils vont me répondre : ‘moi monsieur, je ne veux pas rentrer dans votre jeu, je n’irai pas voter’. C’est la part de provocation qui est normale dans tous les cours. »
Bérénice Levet, philosophe : « Cette heure d’éducation civique […] il faut la supprimer »
Bérénice Levet est prof aussi mais de philosophie. Pour elle, le cours d’éducation civique est tout simplement inutile, car il fait partie de sa matière et d’autres.
L’instruction morale et civique au cœur de l’école républicaine depuis 1883
L’ « instruction morale et civique » apparaît dans les programmes pour la première fois en 1883, et perdure sans grands changements jusqu’en 1960. Elle était fortement liée à la morale d’un côté, et à l’histoire-géographie de l’autre.
L’identité nationale y était forgée. La morale, avec ses célèbres leçons, visait à faire intérioriser aux élèves les règles de vie en société conçues comme universelles, car réputées admises par tous. « Le travail, c’est le bonheur », « On ne crache pas par terre » ou « Le matin, je dis bonjour à mes parents » : c’est par ces célèbres maximes que le professeur inaugurait solennellement la journée.
Mais tous ne recevaient pas cet enseignement. Les élèves qui étaient destinés à l’enseignement secondaire fréquentaient au primaire les petites classes des lycées où l’apprentissage des « humanités » tenaient lieu d’éducation civique.
Cet édifice a été fortement ébranlé après les événements de mai 1968. En primaire, cet enseignement disparaît en 1969 comme discipline autonome. Dans le secondaire, elle cède la place à un « enseignement d’initiation à la vie économique et sociale » en 1975.
Elle ne réapparaît qu’en 1985 et sous le terme d’éducation et non plus d’instruction, privilégiant l’étude des institutions et des valeurs républicaines. De la consultation lycéenne qui a suivi le mouvement lycéen de 1998 est sorti un enseignement d’éducation civique, juridique et sociale.
« Nous n’avons pas de cours d’éducation civique à donner, car on doit avant tout former l’esprit critique. Cette heure d’éducation civique va se transformer en grand débat. Il faut la supprimer. Ces notions de libertés, de lois sont trop abstraites. Donnons aux élèves les moyens d’être libres et ça ira. Les Lumières ne passaient pas par l’éducation civique. Un citoyen se forme d’abord par la transmission du savoir et par l’art du raisonnement. »
La littérature et la philosophie, chacun de leur côté, forment l’esprit citoyen à ses yeux.
« L’école apprend à mettre en question. C’est le laboratoire du questionnement. La passion d’interroger. C’est ça que la littérature et la philosophie nous apprennent. Aujourd’hui au contraire, l’école ne donne que des réponses. Elle a une approche dogmatique, même des textes de Voltaire qui interrogent. L’œuvre de pensée est irréductible à un message. Nous professeurs, transmettons cette passion du sens, de chercher ! »
L’école, lieu de transmission du savoir fondamental
Toutes les matières doivent concourir à cet éveil de la citoyenneté. Les mathématiques apprennent par exemple aux élèves à se confronter à une difficulté et à la résoudre.
« Les questions de société ne sont la matière d’aucun professeur en particulier. Même les sciences enseignent à comprendre le monde. Former un citoyen c’est lui donner les instruments de former sa pensée librement et de répondre de ses actes. C’est distillé dans toutes les matières de l’école. Avoir un esprit critique et pas simplement donner sa pensée non réfléchie. Apportons leur déjà tout cela, et il y a des chances qu’ils en fassent quelque chose de bien. On ne peut pas penser par soi-même sans être passé par les grands esprits. Les grands esprits nous libèrent du présent, qui est la prison la plus insidieuse puisqu’on ne la voit pas. »
La dissertation utile pour former les futurs citoyens
La dissertation est l’exemple même pour la philosophe de la formation par l’école de la citoyenneté et du vivre ensemble.
« La dissertation c’est leur apprendre à s’obliger à faire le détour avant de répondre. Quatre heures de réflexion pour eux qui sont habitués à répondre tout de suite. Kant parle d’emmener son esprit en voyage. C’est l’école de la tolérance. Pour penser, il faut être capable d’intégrer les pensées les plus contraires. Considérer les choses sous des perspectives différentes. Et à la fin, seulement, conclure. »
L’enseignement de la langue, sa maîtrise parfaite de par la grammaire et la conjugaison permet, affirme-t-elle, aux élèves de mieux appréhender le monde et donc de mieux en faire partie.
« Plus vous avez de mots à votre disposition, plus votre expérience est riche. Critique vient du grec ‘kritein’ qui veut dire séparer, discriminer. Et non juger du bien, du mal… à la va vite ».
Fabriquer une mémoire commune
Faire des honnêtes hommes, la mission de l’école républicaine
Jules Ferry est l’auteur des lois de la IIIème République, instaurant l’instruction gratuite, obligatoire, et laïque. Le 17 novembre 1883, il envoie une lettre circulaire à tous les professeurs afin de leur expliquer le but de leur « mission ». Extraits choisis.
-
« L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école ». « On n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession »
-
« Au moment de proposer aux élèves un précepte, […] demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. »
-
« La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens ». « Ce n’est pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement ».
L’histoire vient également former cet esprit citoyen. Les jeunes élèves en se confrontant à l’histoire de leur pays, comprennent mieux la société actuelle et ses valeurs.
« Il faut prendre acte de l’état actuel. Veut-on fabriquer des citoyens français à l’école ? Pour fabriquer des Français, il faut leur faire aimer la France, et pour cela il faut leur faire voir qu’elle a un passé.»
« Être citoyen au sens fort et astreignant du terme, disait Vaclav Havel [dramaturge et ancien président tchécoslovaque], c’est être essentiellement ouvert à une responsabilité. Être responsable c’est pouvoir répondre de ses actes et paroles. Pour cela il faut avoir été formé à la langue et à l’histoire. Pour construire un citoyen français, il faut une mémoire commune. »
Pour la philosophe, il ne faut pas alourdir la tâche de l’école en y faisant entrer des intervenants extérieurs pour parler de l’éducation civique. Ils détourneraient l’école de sa mission fondamentale, et feraient perdre un temps précieux aux professeurs :
« Arrêtons de réquisitionner l’école. On laisse trop entrer l’actualité dans l’école, alors que c’est le lieu de transmission du savoir fondamental. Nous avons toutes les armes pour les éduquer à la pensée, à la tolérance. »
Michel Stemper dans ce débat, qu’il soit théorique ou pratique, se raccroche au bon sens :
« Je ne veux pas jouer au vieux combattant mais moi je n’ai jamais eu d’éducation civique telle quelle à l’école et pourtant je me sens citoyen. C’est la vie qui forme la citoyenneté. »
Photo d’en-tête : Une salle de classe dans le Val-de-Marne (CG94 / Creative commons — image modifiée)