“Ma chambre est juste au dessus de l’entrée du magasin” décrit Mathieu* penché à la fenêtre de sa cuisine, au premier étage de l’immeuble. Le jeune homme de 22 ans, électro-technicien, a grandi dans cet appartement. Ce vendredi là, son père et son frère aîné sont au travail. Il émerge un peu après midi et reçoit un coup de fil de son père dans la demi-heure qui suit. “Je n’étais au courant de rien, c’est lui qui m’a appelé pour me prévenir qu’il y avait une prise d’otage”, se remémore le garçon en allumant une cigarette.
“Mon beau-père a appelé deux fois la police mais personne n’est venu nous évacuer…”
Aux alentours de 14 h, le quartier est bouclé par une centaine d’agents de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) et du Raid. Un hélicoptère et des dizaines de véhicules de police, camions de pompiers et ambulances quadrillent la zone.
“Mon beau-père a appelé la police à deux reprises pour leur dire que j’étais ici, mais personne n’était venu voir si j’allais bien… J’ai trouvé le temps très long” confie le jeune homme.
“Je me suis dit ‘c’est pas possible, ça se passe partout dans le monde mais pas en bas de chez moi !’ ”
Ce jour-là, vers midi, au sixième étage du même immeuble, Lilia* est réveillée par des coups de feu. L’étudiante, 21 ans, en licence de droit, croit d’abord à une énième querelle entre automobilistes car l’entrée de la rue du Commandant l’Herminier n’est pas des plus calmes. L’Hyper Cacher a même déjà été braqué une fois.
La jeune femme qui assure connaître son quartier “comme sa poche”, a grandi dans ce HLM cosmopolite, au carrefour entre Seine-Saint-Denis (93), Val de Marne (94) et le 12e arrondissement de Paris. Elle connaît les lieux, mais était à mille lieues de s’imaginer ce qu’il était en train de se passer.
“Amédy Coulibaly pouvait être n’importe où, à ce moment-là, mais, je ne me serais jamais dit qu’il allait venir ici…Je me disais : ‘c’est pas possible, un assaut juste en bas de chez moi ? Ça se passe partout dans le monde, mais pas en bas de chez moi !’ ”
Encore en pyjama, elle cherche à descendre à l’Hyper Cacher pour s’acheter un soda, mais un policier lui ordonne de remonter. Penchée au balcon du salon, sur le flanc droit de l’immeuble, Lilia se contentera d’une vue partielle des événements. Avec son téléphone, elle suit le déploiement des forces de l’ordre pas à pas et commente en direct, avant d’envoyer les mini-vidéos à sa famille ou à ses amis. “Les policiers nous criaient : rangez vos têtes, rentrez à l’intérieur, ne sortez plus !”
“Les policiers m’ont pris en joue. Ils ne savaient pas qui j’étais, j’aurais pu être un complice”
Au premier étage, toujours en ligne avec ses proches, Mathieu entend un collègue de son père lui dire au téléphone : “Le preneur d’otage a une bombe”. La pression monte. Il se décide à quitter les lieux.
“Je m’étais fait un sac avec quelques affaires, au cas où je devais m’enfuir ou si des policiers venaient me récupérer. Il fallait que je sois prêt à n’importe quelle éventualité.”
Une fois dehors, Mathieu est cueilli par une poignée d’hommes en uniforme qui braquent leur arme sur lui.
“J’ai été mis en joue par les policiers. Ils ne savaient pas qui j’étais. J’aurais pu être un complice ! J’ai posé mon sac à terre et j’ai levé les mains en l’air…”
Après quelques questions, les agents lui demandent de remonter chez lui et d’attendre le dénouement de l’opération.
Cinq étages plus haut, Lilia n’est pas seule chez elle, mais elle mène la barque. Son père, malentendant et cardiaque, “ne comprend pas tout ce qui se passe” . Il semble inquiet. Lilia tente de rassurer son petit frère de 11 ans, sous le choc :
“Il était rentré pour manger mais devait retourner à l’école à 14 h. Mais il faut passer devant l’Hyper Cacher donc il est resté avec nous. Il était tellement angoissé qu’il a vomi plusieurs fois.”
La voisine de palier, à peu près du même âge, rejoint bientôt Lilia et sa famille, en pleurs : “Elle était paniquée, elle ne supportait plus de rester toute seule.”
Véronique, la cinquantaine, vit à l’étage du dessous. Ce jour-là, cette mère de quatre enfants se trouve chez elle avec sa cadette de 8 ans, son fils de 21 et sa fille de 23 ans :
“Personne n’est venu nous voir. On se demandait si on allait mourir… Ça m’aurait rassuré de savoir ce qui se préparait en bas. Au lieu de ça, il n’y avait qu’un silence assourdissant. Pesant. D’habitude il y a toujours beaucoup de bruit à cause du périphérique… Mais là, rien. Et ça a duré jusqu’à 21h.”
“Je me suis dit, ça y est, on va sauter”
La petite sœur de Lilia, de quelques mois sa cadette, rentre de la fac aux alentours de 14 h. Bloquée par les barricades, elle patiente en mangeant un morceau dans un kebab Porte de Vincennes avant de passer chez une copine. Chaque fois que sa route croise une télévision elle ne peut s’empêcher de pointer du doigt l’écran, nerveusement: “J’habite là ! Juste au dessus !”. Entre 17 h et 18 h, sa mère et sa petite sœur de 15 ans la rejoignent au Mac Donald’s.
De l’autre côté du périphérique, Sarah continue de filmer discrètement ce qu’elle peut du balcon. L’assaut est imminent.
“Il était 17h11, j’ai entendu les détonations.On savait qu’Amedy Coulibaly était lourdement armé, il avait 15 kilos de dynamite avec lui. Je me suis dit : ‘ça y est, on va sauter…’ ”
Elle dégaine son téléphone et enregistre les premières salves de détonations.
“La seule chose à faire c’est se planquer… Et advienne que pourra”
Chez Mathieu, pas franchement angoissé par nature, la pression monte d’un cran. Il sait que le Raid va faire sauter le rideau de fer rabattu à l’entrée du magasin, à quelques centimètres au dessus de son lit. Il se réfugie au fond de l’appartement, dans la chambre de son grand frère.
“C’est vraiment étrange comme situation. Je ne pouvais pas sortir, je n’étais pas maître des événements. Dans ce cas-là, si le mec a une ceinture d’explosifs, la seule chose à faire c’est se planquer… Et advienne que pourra”
Ecouter Mathieu raconter l’assaut :
“Le plus dur, c’est quand on va se coucher et qu’on entend encore le bruit des balles”
Quelques minutes après l’assaut, des pompiers frappent aux portes pour vérifier que tout le monde va bien. “Ça m’a presque fait rire, se souvient Lilia, c’était avant qu’il fallait venir, pas après!”
Au 5e, Véronique entend toquer aussi. “À travers la porte d’entrée, un homme m’a demandé si ça allait, j’ai dit oui et il a disparu”, raconte Véronique, esquissant une moue sceptique, “rien de plus !” Dans les heures qui suivent, une cellule psychologique est mise en place et un numéro vert est communiqué aux résidents. “J’ai été suivie pendant 15 jours par téléphone, gratuitement. Ma fille de 8 ans aussi a bénéficié d’un soutien psychologique dans son établissement.”
Aux alentours de 21 h, la mère et les deux sœurs de Lilia réussissent enfin à passer les barrages pour les rejoindre. “La première chose que j’ai faite, c’est serrer mon petit frère dans mes bras, décrit Sarah avec un sourire gêné. Et ma grande sœur juste après.”
Mathieu en revanche, restera seul jusqu’à minuit et demi, en attendant le retour de son grand-frère.
“Le plus dur c’est le contrecoup. Quand on va se coucher et qu’on entend le bruit des balles alors qu’il n’y a plus rien… On a l’impression de devenir fou !”
“Et encore ce n’est rien” , temporise le garçon en terminant sa cigarette. “Vous voyez comme mes mains tremblent ? D’habitude je ne suis pas comme ça…” Il s’en grille une deuxième et replonge dans ses pensées :
“Il y a des gens en bas qui ont vécu ça et ces gens-là je les plains. Moi je me m’endors et je me réveille avec le bruit des balles, mais eux ils doivent le vivre encore. Pour certains, c’est un traumatisme qu’ils auront à vie. Finalement, je m’estime chanceux d’avoir habité juste au dessus…”
“La vie reprend son cours mais on n’oublie pas”
A priori, aucun habitant de l’immeuble n’a décidé de quitter son domicile à la suite des attentats.
Quand on demande aux résidents ce qui a changé dans leur quotidien depuis, la réponse est toujours la même : “Rien”. Sauf qu’en creusant un peu, l’événement est largement présent dans les esprits.
Le lundi suivant, Véronique a fait un détour pour se rendre au travail, sans passer devant le magasin. Le surlendemain aussi. Aujourd’hui, elle a un pincement au coeur chaque fois qu’elle le voit.
Lilia, l’étudiante en droit de 21 ans, n’est toujours pas remise :
“La vie reprend son cours mais on n’oublie pas. Même aujourd’hui, quand je passe devant l’Hyper Cacher, c’est trop. J’ai pas les mots…
Il y en a même qui pensent à partir. Ma tante par alliance, qui est juive, et bien d’autres dans le quartier, disent qu’ils ne se sentent plus en sécurité ici. Ils veulent partir faire leur Alyah en Israël. Mais ce n’est pas facile, leurs enfants sont scolarisés ici, ça implique de gros changements…”
Dans l’immeuble, on dit que le gérant de l’Hyper Cacher cherche à retourner en Israël. Certains employés, en arrêt maladie longue-durée, sont eux aussi effrayés à l’idée de reprendre leur routine dans ces lieux où quatre de leurs clients ont péri.
“Au moins, maintenant, c’est facile d’expliquer quand on me demande où j’habite…, ironise Sarah. Je dis : ‘tu vois l’Hyper Cacher ?’ Eh bien c’est juste au-dessus !”.
***
*Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.
Photo d’en-tête : Lilia au balcon du 6e étage de l’immeuble de l’Hyper cacher, au n°1 de la rue du Commandant l’Herminier.
Crédits photo : Lucile Berland