Moins d’une semaine après les attentats de Charlie Hebdo, ils ont fait leur sac en toute hâte. Quitter la France ? C’est une idée qui n’a pas effleuré Redouane, Samy, Thomas, Jean-Baptiste, Zelda et la poignée d’autres élèves du lycée Montaigne à l’origine de la marche citoyenne en hommage aux victimes des attaques. Ils souhaitaient simplement aller à la rencontre des Français, montrer le visage d’une France « libre et unie ».
Le 13 janvier, neuf d’entre eux sont partis de Bordeaux, avec l’autorisation de leurs professeurs, pour entamer cette « marche de l’unité » de 600 kilomètres, en pleine semaine de cours. A Poitiers, Orléans ou Angoulême, parfois entre deux points de chutes, de nouveaux marcheurs les ont rejoints, pour quelques mètres et parfois beaucoup plus. Le 23, ils étaient une cinquantaine, originaires des quatre coins du pays à gagner la capitale.
Avec des températures proches de zéro, à raison d’au moins 40 kilomètres de marche quotidienne, le trajet n’a pas été de tout repos. Que ce soit pour défendre « les valeurs de la république », « l’unité, la liberté d’expression», « contre les amalgames », et pour le « vivre-ensemble », chacun d’entre eux avait une bonne raison de participer. Et pas mal d’ampoules aux pieds. Comme pour prolonger l’esprit du 11 janvier.
« Ça risque de déconner en France, il faut faire quelque chose »
A l’image des rassemblements qui ont suivi les attentats, le mouvement s’est lancé spontanément. Cette fois, tout part d’un texto que Redouane, en terminale S au lycée Montaigne, envoie à son copain Samy en cours de physique. « Ça risque de déconner en France, il faut faire quelque chose », lance-t-il. Avec quelques amis, l’idée d’une initiative semblable à la « marche des beurs » de 1983 ne tarde pas à s’imposer. Le principe, accepter tous les nouveaux arrivants sans distinction et les placer sur un pied d’égalité. « Ceux qui font cinq mètres ont la même importance que ceux qui font toute la marche » estime Redouane.
« Je suis allé sur les réseaux sociaux, j’ai lu pas mal d’articles, j’ai commencé à entendre qu’il y avait des mosquées attaquées et je me suis rendu compte qu’il y avait des gens qui se servaient de ce drame (Charlie Hebdo) pour diviser tout le monde » explique le jeune homme.
Devant la gare de Lieusaint-Moissy (Seine-et-Marne), c’est un flot de jeunes marcheurs euphoriques qui descend du bus ‑une aide motorisée qu’ils s’autorisent quand l’épuisement menace. Alors qu’ils viennent, tout sourire, à la rencontre des quelques policiers qui les escortent, leurs visages ne laissent cependant percevoir aucun signe de fatigue. Cette courte pause avant de reprendre la route est aussi l’occasion d’accueillir deux ou trois nouveaux venus, qui souhaitent participer au dernier jour de marche, comme Wesley, étudiant à Savigny-le-Temple, à quelques kilomètres de là.
Au fil des jours, des profils très différents se sont ajoutés au groupe. Zoïa, 16 ans est présidente de la FIDL, la fédération lycéenne. Dès qu’elle a eu connaissance de l’existence de la marche, elle a voulu participer. Sa mère, un peu inquiète, a tenu à l’accompagner. « Je ne pouvais pas lui dire non», justifie-t-elle. Comme elle, Laurent s’est laissé convaincre par sa fille Fanny, et son neveu Lucas, 14 et 13 ans, de rejoindre le mouvement.
« On ne peut pas dire: “on s’est engueulé, on abandonne“ »
22 heures. Sur le tapis de sol géant du gymnase de Moissy-Cramayel (Seine-et-Marne), où les lycéens passent la nuit, les esprits commencent à s’échauffer. C’est l’heure de « l’Assemblée générale ». Au cœur du débat : une possible visite des lycéens à l’Elysée. Au bout d’une heure de discussions houleuses, David, qui est venu de Bayonne avec sa petite amie et qui anime le débat, renonce à mettre tout le monde d’accord et passe la main.
Le ton monte vite. Tous savent que c’est le dernier soir qu’ils passent ainsi réunis. Chacun songe à ce qu’il faudra dire à la presse le lendemain, à la meilleure manière d’incarner l’unité tant souhaitée. Il y a ceux qui estiment qu’il faut accepter l’invitation présidentielle — si elle est confirmée — afin de porter le message au sommet de l’Etat. Ceux qui craignent la récupération politique. Les tracts que les jeunes ont préparés résument bien cette dernière idée : « Notre marche est apolitique et non syndicaliste, elle est ouverte à tous ! » Y compris au président ?
Témoins de ces tensions, Jean-Baptiste, l’un des lycéens bordelais, tente de relativiser. « On n’a plus le choix, maintenant qu’on est médiatisé. Et on ne peut pas faire faux bond aux gens qui nous ont soutenu. On ne peut pas dire : “on s’est engueulé on ne veut plus le faire”. Forcément on ne peut pas plaire à tout le monde. On se retrouve dans une situation avec des divergences d’opinion énormes. Quand on passe une semaine et demi avec les mêmes personnes, il y a forcément des pétages de câbles. Il faut trouver des compromis. »
Autre point de désaccord : la ligne éditoriale de Charlie Hebdo. Certains trouvent la dernière Une choquante. Hugo, 17 ans salue au contraire « le courage exceptionnel » des caricaturistes survivants. Même s’il avoue n’avoir jamais acheté le journal satirique. D’ailleurs le lendemain à la gare de Créteil, il est loin d’être le seul à feuilleter les pages de l’hebdomadaire pour la première fois. En quelques minutes, les quelques numéros de “Charlie Hebdo” exposés en kiosque sont vite écoulés par les lycéens.
Pour autant sont-ils tous prêts à brandir une pancarte “Je suis Charlie” lors de la marche ? Selon Daniel, quinquagénaire franco-iranien qui a rejoint les lycéens à Orléans, certains s’y refusent.
Lui, a décidé de la porter fièrement autour de son cou. Condamné à mort dans son pays pour son engagement dans les forces communistes kurdes, Daniel a fui le régime des Mollahs pour s’installer en France en 1985. « Pour les Français, la liberté d’expression c’est quelque chose qui semble acquis. Pourtant c’est encore un rêve pour 90% de la population mondiale. Ce n’est pas parce que vous avez ça en France que c’est quelque chose de normal ! (…) Ce que je retiens c’est que la plupart des gens qui sont là ne sont là pas seulement pour Charlie Hebdo, mais une peur, une peur de ne plus pouvoir vivre ensemble, et des amalgames. ».
Touché par l’élan de cette jeunesse, Daniel se désole de l’absence de soutien de la part des élus, et d’associations telles que SOS Racisme ou la LICRA. Les seules aides financières proviennent de la Fédération lycéenne et des préfectures qui ont accepté d’héberger et de nourrir les marcheurs.
Esmaa n’a pas eu ce problème. Le directeur du lycée privé musulman Averroès de Lille, où cette jeune fille de 18 ans étudie en terminale littéraire, a proposé de financer un hébergement à l’hôtel pour six de ses élèves. Esmaa est ravie d’être là. « Ton voile, il t’allait mieux en noir », lui lance un jeune marcheur. Ça ne fait que trois jours qu’ils sont là, mais déjà elle a l’impression d’avoir tissé des liens indéfectibles.
“J’ai rencontré des gens tellement différents. Des gens avec qui je n’aurais jamais eu l’occasion de parler en temps normal”. Sa rencontre avec Anthony, un punk de 19 ans l’a particulièrement marquée. Anthony le lui rend bien et la taquine gentiment. Sa ceinture ornée de fausses douilles de balles, son bracelet à pointes et ses piercings à la lèvre inviteraient presque à la guerilla anti-système.
Mais il ne faut pas s’y tromper, “Punky” est un agneau. Après avoir un moment adhéré au mouvement « antifa » et multiplié les manifestations, il est aujourd’hui convaincu que la marche à laquelle il participe est la forme d’action la plus intelligente à laquelle il ait jamais pris part. Celle-ci a l’avantage d’être pacifiste.
« C’est un peu une utopie réalisée, une preuve concrète qu’on peut vivre ensemble. Montrer que c’est possible d’être solidaires. »
Le cortège est à présent à Paris, du côté de la Porte de Vincennes pour un moment de recueillement devant l’épicerie Hyper Casher. L’urgentiste Patrick Pelloux, survivant de la rédaction de Charlie Hebdo, rejoint les jeunes et leur témoigne son soutien. Puis au siège du journal sinistré, l’émotion gagne en intensité. Plus de trace des tensions de la veille. Les marcheurs s’embrassent, tous profondément émus.
Sous les applaudissements de quelques anonymes, les lycéens entonnent une dernière fois leur hymne : « Dans les rues parisiennes, les citoyens chantaient : liberté on t’aime et on veut te garder, liberté on t’aime et on va te sauver, et si les barbares s’en mêlent on continuera de marcher. »
Ils n’ont peut-être pas changé le monde mais tous ont le sentiment de sortir grandis de l’expérience. Comme le résume Hugo, «Il y a dix jours j’avais 17 ans, j’en ai 45 aujourd’hui ».
Photo d’en-tête : La “marche pour la liberté et l’unité” dans les rues parisiennes (3millions7 / L. Le Runigo)