“Tout s’écroule.” Abasourdie. Elle s’interroge, ne comprend pas. Marie-Agnès Choulet “n’avait rien vu venir”. Devant les caméras de France 2, puis BFM TV, elle pleure, elle essaie de comprendre. Son fils Pierre, 19 ans, est parti faire le jihad en Syrie. Sans raison apparente.
Le 22 octobre 2013, Marie-Agnès trouve un mot dans la chambre de son « petit Pierre ». Il lui annonce qu’il est parti en Syrie « faire de l’humanitaire ». En février 2015, le garçon de 21 ans meurt dans une attaque suicide. Il était « sportif, intelligent et discret ». Ses proches sont unanimes.
Comme Pierre, 400 Français se battent actuellement en Irak et en Syrie, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Environ 300 sont sur la route. Comme Pierre, nombre d’entre eux ont eu une enfance relativement paisible, dans des familles plutôt aisées. Ils n’ont rien à voir avec le schéma surmédiatisé « délinquance-prison-radicalisation ». Ces jeunes gens ont d’autres raisons de partir.
Dans une certaine mesure, cet exode guerrier français n’est pas inédit. La France a été l’un de plus gros pourvoyeur de combattants durant la guerre civile espagnole de 1936 à 1939 ou encore durant l’invasion soviétique de l’Afghanistan de 1979 à 1989. Aujourd’hui encore, les Français sont les Occidentaux les plus nombreux en Syrie. Ils partent parfois pour des raisons pas si éloignées de celles de leur prédécesseurs.
“Freedom fighters” d’Afghanistan et jihadistes de Syrie
Les motivations pour partir faire le jihad en Syrie et en Irak ne sont pas si différentes de celles qui ont poussé certains Français à partir en Afghanistan dans les années 1980 : un esprit de solidarité et de résistance face aux injustices subies par une communauté, une soif d’aventure.
Amin Wardak habite dans un petit appartement, au huitième étage d’un immeuble moderne du nord de Paris. Trente ans auparavant, il était l’un des plus grands commandants de la résistance afghane face à l’armée soviétique. Il s’est réfugié en France en 1995, dégoûté des luttes intestines des partis politiques locaux et craignant pour sa vie.
Il reçoit dans son salon recouvert d’épais tapis afghans, vêtu d’un élégant Kurta – une tenue traditionnelle afghane – bleu azur, la Misbaha – le chapelet musulman – à la main.
Ses souvenirs sont une page d’histoire de la guerre froide. Il parle de ses rencontres avec Bush père, de son amitié envers les Français partis se battre avec lui.
Lui voit surtout les différences entre son combat d’il y a trente ans et celui des générations engagées auprès du groupe État islamique. Les « freedom figthers » qui partaient combattre les Soviétiques en Afghanistan n’étaient ni payés ni embrigadés. Ils luttaient contre un envahisseur étranger, pour la liberté d’un peuple.
Les combattants occidentaux de l’EI, eux, sont rémunérés. « Les jeunes de Daesh sont manipulés et appâtés par les salaires que leur reverse l’organisation », fait-il observer. Selon plusieurs reportages, 800 dollars par mois sont promis aux jihadistes étrangers pour prendre part à une guerre civile et imposer un modèle de vie aux populations locales.
Désabusé, Armin Wardak ne veut pas croire à la sincérité de la démarche des nouveaux jihadistes occidentaux. Il a déjà vu, dans son pays, trop de jeunes embrigadés dans divers groupes fondamentalistes manipulés par des puissances étrangères. « Jusqu’à aujourd’hui, les troubles en Afghanistan ne sont pas notre guerre. C’est la guerre des étrangers, mais c’est notre peuple qui paie .» Si c’est vrai pour l’Afghanistan, ça l’est aussi pour la Syrie et l’Irak.
Laurent Maréchaux, de nationalité française, la soixantaine lui aussi, a combattu aux côtés d’Amin Wardak. Il a grandi dans le Val-de-Marne, au sein d’une famille aisée. Il comprend certaines des motivations des Français qui partent se battre en Syrie.
Pour en savoir plus sur Laurent et les autres Français partis se battre en Afghanistan :
Vies clandestines, nos années afghanes, un documentaire de Christophe de Ponfilly, en VOD ici.
Le 27 décembre 1979, il décide de se rendre en Afghanistan. Il entre en contact avec Amin Wardak. Laurent a 27 ans et une biographie déjà chargée : amateur de tauromachie en Espagne, militant politique anarchiste à Paris. Il sait fabriquer des EEI (engins explosifs improvisés). A son arrivée, il apprend ses techniques aux résistants afghans et les forme aux actions de guérilla. Pour prouver l’efficacité de ces méthodes, il mène avec succès une attaque sur une garnison soviétique.
Comme Laurent, les autres « freedom fighters » français n’étaient pas musulmans. S’ils se retrouvaient là-bas, c’était au titre de motivations communes. En Afghanistan hier, en Syrie aujourd’hui, un motif de départ ressort particulièrement : l’humanitaire. Amin Wardak se rappelle qu’il y avait 11 ONG humanitaires en Afghanistan. Sept étaient françaises.
Les jeunes combattants français dépeints comme les « barbares de Daesh » sont, eux aussi, animés par une « forme d’humanitarisme » quand ils décident de partir, explique Farhad Khosrokhavar, sociologue franco-iranien, directeur de recherche à l’EHESS et l’auteur de Radicalisation :
“Il s’agit d’une définition différente de l’humanitaire. C’est une manière de vouloir aider leurs frères musulmans face à un régime sanguinaire et impie (le régime alaouite). […] Ils ne sont pas purement manipulés. Il y a une demande de manipulation.”
Leur désir de départ s’appuie sur un sentiment d’injustice et d’impuissance, relayé par les médias : les milliers de victimes de la guerre, les millions de déplacés dans l’indifférence.
Terroriste, un terme commode qui ne recoupe pas toujours la réalité
Laurent Maréchaux va jusqu’à contester la façon dont ces jeunes sont qualifiés par les autorités et les médias. Le terme terroriste, qu’il considère comme une expression commode et diabolisante, ne peut pas tous les désigner. Il insiste : ces Français partent avant tout se battre pour défendre une communauté musulmane qu’ils estiment agressée et délaissée. Une fois sur place, certains commettent des horreurs. Pas tous.
Marc [le nom a été modifié, NDLR] est un Français qui « gagne bien sa vie ». Il compte rejoindre le groupe EI sous peu. Lui aussi, il sait pourquoi. À ses yeux, les exactions de l’EI n’ont rien à envier aux atrocités commises par les Américains. Joint sur Twitter, il confirme cette analyse.
“Ils [les membres de la coalition] acceptent que les États-Unis bombardent des civils sous prétexte de cibler des terroristes… des femmes et des enfants sont massacrés, mais ça les médias n’en parlent pas. […] Les États-Unis ont prétexté des armes de destruction massive [en Irak] alors que Colin Powell tenait une fiole de pipi de chat. Ils ont massacré des milliers de civils. Quand ils sont partis, ils ont mis au pouvoir des chiites qui ont commis des massacres…”
Laurent Maréchaux nuance largement ce constat. Mais il n’est pas dupe face à l’emploi du mot terroriste. Comme à son époque, il définit autant des actes sur le terrain qu’un statut d’allié ou d’ennemi identifié par les grandes puissances.
Le terrorisme occidental ça ressemble à ça, c’est hyper letale, légal et ça rapporte beaucoup aux marchands d’armes. pic.twitter.com/Iif80BOfmw — P0litiK (@n0passaran) February 19, 2015
Entre deux gorgées de café, il raconte comment les Américains lui ont demandé de rencontrer un certain Oussama Ben Laden en Arabie saoudite, afin de monter des filières vers l’Afghanistan occupé par les Soviétiques. Il souligne qu’il y a quelques années, les Américains ne se sont pas gênés pour soutenir des organisations aux méthodes et à l’idéologie très proches de l’EI afin d’affronter et d’affaiblir une puissance ennemie.
La soif d’aventure, porte d’entrée vers le jihad
Laurent Maréchaux décèle un autre facteur de départ vers la Syrie. Son expérience lui enseigne que les jeunes jihadistes sont, au fond, animés comme lui par un esprit d’aventure, assumé ou pas. Il a fait la guerre. Il n’évoque pas sans émotion les amitiés profondes qu’il a nouées sur le terrain, les regards graves échangés avant un assaut, les marches forcées à travers des paysages somptueux, pour éviter les loups et les hélicoptères soviétiques.
Puisqu’il en a réchappé, il connaît le pouvoir d’attraction de la guerre. Son aspect épique. « Romantique », dit-il. La communication de l’EI joue clairement sur ce créneau. Derrière les citations religieuses, les vidéos et affiches de l’État islamique diffusées sur Twitter ou Facebook sont truffées de codes et de références empruntées aux jeux vidéos et aux films d’actions. Le groupe État islamique vous promet de passer de l’autre côté de l’écran.
Boubaker el Hakim, jihadiste de la filière des Buttes-Chaumont, se confiait en ces termes à un journaliste de RTL en Irak, en mars 2003 : « Je suis en Irak, on fait le jihad ! (…) C’est des tapettes, des bouffons les Américans ! (…) On est des moudjahidins ! » Le frisson de l’aventure, la fierté de défier un immense empire semblent primer sur le sentiment religieux.
Laurent se souvient avoir ressenti un délicieux sentiment d’exclusivité, de singularité. La sensation d’être là où tous les regards se braquent, là où l’histoire se fait. Boubaker el Hakim a, lui, besoin de le dire : « Je suis là, c’est moi, je suis en Irak ! »
L’idéologie de l’EI, en rupture avec l’idéologie sécularisée des « freedom fighters »
Le jihad obéit également à une dynamique singulière, en rupture avec les idéaux des « freedom fighters » : la prégnance du religieux dans l’analyse du conflit, le rejet du modèle occidental et le besoin de renouer avec des valeurs sacrées.
Laurent Maréchaux ne s’identifie pas complètement aux jeunes jihadistes, car leur idéologie n’est pas de même nature que la sienne. Il décrit sa démarche comme un engagement politique et romantique, inscrit dans un temps et un espace donnés. Rien à voir avec l’engagement religieux et universel des jihadistes.
Farhad Khosrokhavar distingue lui aussi l’idéologie religieuse de l’EI des « espaces idéologiques sécularisés » qui luttaient contre l’envahisseur soviétique ou le fascisme espagnol. Les combattants de jadis se positionnaient sur une réalité sociale et territoriale qu’ils avaient analysée de façon rationnelle. Ceux d’aujourd’hui font passer leur religion au-dessus de tout. C’est, pour eux, la panacée à tous les maux de la région.
Ce que recherchent les jeunes jihadistes, c’est « la servitude volontaire vis à vis d’un pouvoir qui incarne le bien », explique-t-il. La libération et la victoire de leur révolution ne dépendent pas de l’homme mais de sa soumission à Dieu.
L’islam radical, remède au malaise identitaire
Selon le chercheur, ces jeunes de classe moyenne sont exposés à un malaise identitaire. Ils souffrent de la dilution de l’autorité et de la disparition du modèle familial traditionnel : « L’islam leur propose des lignes de démarcation assez nettes entre ce qui est bien et mal. » C’est, d’après le chercheur, un modèle rassurant où chaque aspect de la vie est étiqueté, réglé, où chacun connaît son rôle dans la société.
Du côté des femmes, qui représentent — phénomène inédit — 20% des départs vers la Syrie, se marier à un jihadiste est une chance, comme l’explique Farhad Khosrokhavar : un moudjahidin est « viril ». Il sera aussi probablement fidèle : une personne aussi dévouée à son Dieu est une personne capable de grande fidélité.
Le fantasme de l’âge d’or de l’islam, preuve du bien fondé du jihad
Si ce modèle séduit, c’est aussi parce qu’il propose de “revenir à la vie d’avant”, selon Laurent Maréchaux. La vie d’avant, c’est cet âge d’or de l’islam où la civilisation arabe était le centre du monde. Le monde arabe rayonnait sur sa périphérie. Ses armées surclassaient les autres. Son savoir était diffusé partout.
« Il y a un fantasme autour de cette période de dignité », reconnaît Marc. Mais, pour lui, l’islam reste la condition sine qua non d’un monde juste et prospère :
“Lorsque l’islam est appliqué, il n’y a pas de président qui détourne de l’argent ou qui est protégé par une immunité […]. Il n’y a pas de parachute doré, […] pas de parents dans des maisons de retraite pour s’en débarrasser, pas de pauvres dans la rue… […] L’âge d’or reviendra naturellement avec la mise en application [de la religion], c’est une promesse.”
Marc cite un hadîth : “ ‘La prophétie restera parmi vous autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra (période du prophète paix sur lui). Il y aura alors un califat suivant la voie prophétique, qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra (période des 4 premiers califes). Puis viendra une royauté injuste (et dynastique) qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra (période des Omeyyades, Abbassides, Ottomans). Puis viendra une royauté tyrannique qui vous gouvernera autant qu’Allah le souhaitera, puis Allah y mettra un terme quand Il voudra (période des dictateurs en Syrie, en Égypte, en Irak, au Yemen, en Libye, en Algérie, au Maroc, en Arabie Saoudite…). Puis viendra alors un califat suivant la voie prophétique (période que nous vivons actuellement).’ Puis le Prophète ( ) se tut.”
L’EI sublime ce retour à l’ordre social et moral en le vernissant d’une aura mystique : les partisans de l’organisation décèlent dans les événements actuels les prémices de l’apocalypse, annoncé dans une prophétie tirée du Coran. Marc en témoigne :
« Un autre élément explique un l’engouement [pour le jihad] : une prophétie du prophète Mohamad [paix sur lui] qui a indiqué qu’un califat arriverait avec des indications qui laissent fortement penser à ce qui arrive. »
Un Occident en panne d’idées qui ne séduit plus sa jeunesse
Laurent Maréchaux constate que l’Occident n’a, selon lui, rien à offrir face à un modèle si attirant d’explication du monde. Il prend à témoin : qui voudrait se battre pour le matérialisme capitaliste ? Pour lui, face au vide idéologique de l’Occident, tout système alternatif paraît séduisant. Le takfirisme, une doctrine de l’islam radical suivie par l’EI, en est un. Sans concurrent sérieux aujourd’hui. Cheik Essa, un théologien égyptien, l’a théorisé ainsi :
“Tout non-croyant, baptisé ou athée, est un infidèle et un ennemi de l’islam et doit être combattu au même titre que les musulmans non-pratiquants ou les afghans qui tournent le dos à leur religion en soutenant les troupes de Georges Bush.”
« Pour faire la guerre aujourd’hui, il faut être musulman », affirme Laurent Maréchaux. Comprendre « guerre » dans le sens suivant : risquer la mort pour défendre ses idées politiques. Cette posture, fait-il comprendre, était valorisée en Occident aux XIXe et XXe siècle. Il y a aussi, selon lui, quelque chose de typiquement français dans cette propension à partir « faire la guerre ». Une culture de la résistance dont ces jeunes sont inconsciemment imprégnés.
Lui-même a été façonné par le passé résistant de son père et de son grand père, l’appel du 18-Juin du général de Gaulle, autant de références qui célèbrent le courage et la lutte à contre-courant. Il aurait également pu citer « Indignez-vous ! », l’essai de Stephane Hessel en faveur de l’engagement personnel et de « l’esprit de résistance » largement diffusé dans les médias et les écoles il y a cinq ans.
Il pense que les jihadistes portent une partie de cet héritage. Un héritage déformé, vidé de son contenu républicain, mais qui valorise une posture : un engagement contre un système oppressant.
« En Afghanistan, tous les Français lisaient « les sept piliers de la sagesse » », le récit autobiographie de Lawrence d’Arabie sur la mythique révolte arabe contre les Ottomans. Désormais, les jeunes combattants français puisent dans le Coran d’autres épopées guerrières.
Aujourd’hui, Laurent admet qu’il ne voit plus de combats susceptibles de justifier le recours aux armes. A part, peut-être, la défense des Yézidis assiégés par l’EI dans les montagnes de Sinjar. Mais il ne croit pas en une issue heureuse pour les Yézidis. En Afghanistan, il « savait qu’ils allaient gagner”.