L’encre a dégouliné sur le papier détrempé par la pluie, effaçant les mots, gommant les dessins. Enfermées dans leurs emballages de plastique transparent, les fleurs se sont fanées. Les bougies, posées à même le bitume, n’ont plus été rallumées depuis longtemps.
Au numéro 10 de la rue Nicolas-Appert, devant la rédaction de Charlie Hebdo, les milliers d’hommages anonymes empilés après l’attaque du 7 janvier résistent encore aux assauts du temps et des éléments. Ils sont les témoins immobiles et silencieux de l’assassinat de douze personnes par les frères Kouachi. Mais que restera-t-il de tout ça dans un an ? Dans cinq ans ? Dans vingt ans ?
Ces garants fragiles de la mémoire sont appelés, un jour, à disparaître. Comme ils disparaîtront place de la République et devant l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, qui a rouvert ses portes le 15 mars dernier, deux mois et six jours après la prise d’otages sanglante menée par Amédy Coulibaly qui a causé la mort de quatre personnes.
- Les fleurs fanées de l’Hyper Cacher
- Devant la rédaction de Charlie Hebdo, les hommages résistent au temps
- Sur la place de la République, une poignée de résistants entretient l’esprit de l’«après-Charlie »
Pour prendre la suite de ces hommages éphémères, la mairie de Paris a déjà proposé la pose de deux plaques commémoratives sur les lieux des attaques des 7 et 9 janvier. Un vœu entériné par le Conseil de Paris le 10 février dernier. Bientôt, le visiteur n’aura qu’à lever les yeux pour situer avec précision le lieu des attaques.
Graver son histoire dans le marbre, une habitude pour Paris depuis plusieurs siècles. Les plaques commémoratives font partie de l’ADN de la capitale. Elles occupent les rues par centaines pour attester de la naissance, la vie et la mort des célébrités, du sacrifice des martyrs de la Révolution ou de la Libération de Paris en 1944, des lieux et des évènements marquants…
Trente-cinq attaques terroristes depuis 1974, cinq plaques commémoratives
Pour les attentats en revanche, c’est tout sauf une évidence. « Il y a des familles qui ne souhaitent pas que leur nom soit inscrit sur une façade », explique Françoise Rudetzki, fondatrice en 1986 de l’association d’aide aux victimes du terrorisme « SOS Attentat », dissoute en 2008.
Paris est régulièrement frappé par le terrorisme. Depuis 1974, trente-cinq attaques ont causé la mort de 61 personnes et laissé derrières elles plus d’un millier de blessés.
Mais chercher une trace de ces drames est souvent vain. La démarche qu’a initiée la mairie de Paris pour la rue Nicolas-Appert et l’avenue de la Porte de Vincennes n’est pas une première, mais n’a rien d’automatique. Sur les 35 attaques répertoriées depuis 1974, seules cinq – en rouge sur la carte – sont physiquement signalées.
L’une d’elle s’est rappelée aux souvenirs des Parisiens début 2015, avec l’identification de trois suspects près de trente-trois ans après les faits.
Il est un peu plus de 13h10 le 9 août 1982. C’est l’heure de pointe au restaurant juif Jo Goldenberg de la rue des Rosiers. Un commando — deux à cinq hommes selon les témoignages — fait irruption dans la salle et ouvre le feu au pistolet mitrailleur sur la cinquantaine de clients attablés dans la salle, puis s’enfuit en lançant une grenade.
Six personnes sont tuées, une vingtaine d’autres blessées. Premier photoreporter à arriver sur place, Gilles Ouaki décrira plus tard une « scène de guerre », les douilles sur le comptoir, les morts partout. Paris Match publiera ses photos en noir et blanc pour masquer le rouge omniprésent du sang.
Longtemps visibles sur la façade du restaurant, conservée en l’état, les impacts de balles ont aujourd’hui disparu au milieu de la mosaïque écaillée par le temps. Les lieux ont été investis par une enseigne de prêt-à-porter mais le nom de Jo Goldenberg surplombe toujours la porte.
La plaque de marbre blanc portant le nom des six victimes, elle, n’a presque pas bougé, à gauche de l’entrée. Volée en 2008, elle a été reposée en 2011 pour entretenir le souvenir.
L’exemple du restaurant Jo Goldenberg est un cas presque unique à Paris. Seuls les attentats les plus traumatisants – entendons ceux qui ont causé le plus de victimes – ont fait l’objet de la pose d’une plaque commémorative.
Le 17 septembre 1986, il est 17h23 quand une bombe, vraisemblablement cachée dans une poubelle, explose devant le magasin Tati de la rue de Rennes.
Sept personnes sont tuées dans l’attentat, le dernier d’une vague d’attaques attribuée au Hezbollah libanais. La plaque est posée trois ans jour pour jour après le drame, le 17 septembre 1989, en présence du président de la République François Mitterrand.
Les dernières attaques à avoir été gravées dans la pierre ont eu lieu un peu moins de vingt ans avant les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, lors de la dernière vague terroriste de grande ampleur dans la capitale.
En 1986 et 1995, Paris meurtri par le terrorisme
Avant janvier 2015, deux vagues d’attentats de grande ampleur ont frappé Paris.
Entre février 1985 et septembre 1986, douze attaques à la bombe causent la mort de 14 personnes et en blessent plus de 300. Le Hezbollah libanais est rapidement soupçonné. Arrêté en mars 1987, le chef présumé de la cellule Fouad Ali Saleh est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Onze ans plus tard, une nouvelle série d’attentats terroristes, attribuée au Groupe islamique armé (GIA) algérien, ébranle la capitale. Entre juillet et octobre 1995, cinq attaques provoquent la mort de huit personnes. Près de 180 sont blessées. Le cerveau présumé de la vague d’attentats, Khaled Kelkal est tué par la police le 29 septembre 1995 dans la région de Lyon.
Le 25 juillet 1995, aux alentours de 17h30, une rame du RER B s’arrête à la station Saint-Michel, en pleine heure de pointe. Les portes ont à peine le temps de s’ouvrir qu’une explosion éventre la sixième voiture du train. Une bombe placée sous un siège.
Huit personnes sont tuées, le bilan le plus lourd depuis l’attentat à l’explosif à l’aéroport d’Orly en juillet 1983. Leurs noms sont toujours gravés dans un couloir de la station, à quelques mètres du lieu de l’explosion, sur une plaque de marbre jaunie par les infiltrations d’eau en provenance de la Seine juste au-dessus.
Un an et demi plus tard, le même scénario se répète deux stations plus loin. Le 3 décembre 1996, une rame est soufflée par une bombe à la station Port Royal. Quatre personnes sont tuées. Une plaque est apposée sur le quai.
Cette fois, aucune mention des noms n’est visible. « A la mémoire des victimes de l’attentat du 3 décembre 1996 », clame sobrement le marbre. Un passant a rajouté au feutre noir la mention « et de 2015… », hommage anachronique aux dix-sept morts de janvier.
Pour les autres, il n’y a plus aucune trace
Aux côtés de ces lieux hantés à jamais, il y a tous les autres. Pour eux, pas de plaque, pas d’indice pour indiquer que des vies y ont été fauchées par le terrorisme.
Qui se souvient que les Champs-Élysées ont été frappés trois fois en huit mois au cours de l’année 1986, causant la mort de cinq personnes ?
Le 3 février 1986, à 21h20, une bombe cachée dans une poubelle explose dans la galerie du Claridge, au numéro 74 de l’avenue. Une personne est tuée, huit autres sont blessées.
Vingt-neuf ans plus tard, la galerie a été transformée, mais elle porte toujours le même nom. Des dizaines de milliers de touristes passent devant chaque jour sans se douter une seule seconde du drame qui s’y est joué.
Une vingtaine de mètres plus loin, la galerie du Point Show, elle, a été remplacée par la « Galerie du 66 », connue pour abriter le Zaman Café où a éclaté « l’affaire Zahia » impliquant des joueurs de l’équipe de France de football en 2010. Mais avant ce fait divers, le lieu a été frappé de plein fouet par une actualité bien plus sanglante.
Le 20 mars 1986, peu avant 18 heures, une bombe explose à une heure de grande affluence devant le Café de Colombie, à l’intérieur de la galerie. Les passants se jettent au sol. Le bilan sera de deux morts et 29 blessés.
Six mois plus tard, le 14 septembre 1986, un serveur du Pub Renault, sur le trottoir d’en face, trouve un colis suspect et le déplace au sous-sol de l’établissement avant d’appeler la police. L’engin explosif se déclenche à l’arrivée des forces de l’ordre, tuant deux policiers.
Les trois lieux ont changé avec le temps. Les noms ne sont pas toujours les mêmes. Leur apparence a été modifiée. Mais ils sont toujours identifiables pour qui connaît leur histoire.
Seuls les lampadaires prouvent que le lieu est bien le même
D’autres, en revanche, ont été entièrement gommés. Leur souvenir est toujours dans les mémoires de ceux qui les ont vécus. Mais la ville, elle, les a fait disparaître au gré de son évolution.
La justice reprend son cours 40 ans après les faits
Le 3 octobre 2014, la juge antiterroriste Jeanne Duyé a signé une ordonnance de mise en accusation devant la cours d’assise spéciale de Paris d’Ilich Ramirez Sanchez, dit « Carlos », pour l’attentat du drugstore Saint-Germain le 15 septembre 1974.
Le terroriste vénézuélien, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 1997 puis en 2011 pour cinq attaques sur le territoire français, qui ont coûté la vie à 14 personnes, a revendiqué l’attentat en 1979 avant de se rétracter. Il a déjà bénéficié d’un non-lieu dans cette affaire mais celle-ci a été rouverte en 1995.
Son avocate a d’ores et déjà fait appel de l’ordonnance de mise en accusation, considérant qu’elle bafoue le délai de prescription, qui est de 30 ans dans les affaires liées au terrorisme.
Il est environ 17h10 le 15 septembre 1974 quand une grenade explose au rez-de-chaussée du drugstore Publicis, au numéro 149 du boulevard Saint-Germain. Le trou de quinze centimètres de profondeur dans la dalle de marbre témoigne de la violence de la déflagration. Deux clients sont tués, trente-quatre sont blessés.
Âgé d’une dizaine d’année au moment de l’attaque, le journaliste de TF1 Axel Girard faisait partie des personnes touchées. Il a témoigné en 2013 auprès de l’hebdomadaire L’Express :
« Nous étions à l’entresol, là où l’on trouvait les disques, les gadgets et l’alcool. Soudain, l’explosion. J’ai vu des choses horribles avant de m’évanouir. Un homme, déchiqueté devant moi, m’avait sans doute servi de protection. Lorsque j’ai repris connaissance, je me trouvais sur le boulevard Saint-Germain. C’était l’apocalypse. »
Quarante-et-un ans après l’attaque, il ne reste que les lampadaires caractéristiques sur la devanture et le numéro au-dessus de la porte. Le drugstore a fermé ses portes en 1995, quand le groupe Publicis a cédé l’immeuble au couturier Armani.
Après trois ans de travaux, la marque italienne a inauguré en 1998 une boutique flambant neuve de 1200 mètres carrés, effaçant les dernières traces de l’établissement victime de l’attentat.
Le cas du drugstore Saint-Germain n’est qu’un exemple parmi des dizaines d’autres dans Paris. Mais cette absence de traces visibles sur les lieux même des attentats n’est pas vécue comme un manque pour les victimes ou leurs familles selon Françoise Rudetzki :
« Les plaques commémoratives ne sont pas la bonne solution. Elles sont à peine visibles, pas franchement répertoriées et pas toujours mises en valeur. Et puis les attentats sont trop nombreux. On ne peut pas couvrir tout Paris de plaques. »
Pour rendre hommages à ces victimes anonymes du terrorisme, une statue-fontaine a été érigée en 1998, à l’initiative de l’association « SOS attentat », dans les jardins des Invalides sous les yeux du dôme recouvrant le tombeau de Napoléon. Intitulée « Parole portée », elle représente une femme décapitée portant sa tête dans ses mains.
« Elle symbolise la philosophie des victimes et de leurs proches : dire que la vie continue. Les paroles continuent à sortir de la bouche de cette statue pour porter la voix des victimes au-delà de la mort. »
Chaque 19 septembre, une cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme partout dans le monde est organisée à ses pieds en présence du ministre de l’Intérieur. Pourtant, la ville veut voir plus grand après les attentats de janvier dernier. Début février, le premier adjoint à la maire de Paris, Bruno Julliard, déclarait :
« Nous souhaitons sans précipitation engager une réflexion avec l’ensemble des équipes de Charlie Hebdo et les familles des victimes d’attentats sur la création d’un espace commémoratif de plus grande ampleur concernant l’ensemble des attentats. »
La mairie ne connaît encore « ni le lieu ni la forme que prendra cet espace ». En attendant, bougies fleurs et dessins continueront d’occuper le pavé.