Les attentats de Charlie Hebdo ont cristallisé l’idéologie du Front national : c’est en tout cas ce qu’affirme le livre Janvier 2015 : le catalyseur, écrit par le sociologue Alain Mergier et le directeur du département “opinion et stratégie d’entreprise” de l’Ifop, Jérôme Fourquet. Depuis plusieurs années, les deux hommes ont compilé les données autour des milieux populaires. Ils ont réussi à trouver une corrélation entre les régions historiques proches du Front national et les faibles mobilisations en terme de population lors des manifestations du 11 janvier.
Faible mobilisation dans le Nord-Pas-de-Calais
“L’idée qui s’est rapidement imposé médiatiquement était que la France entière s’était levée pour dire non au terrorisme, précise Jérôme Fourquet. Or, quand on met en relation le nombre de manifestants comptés par la police et le nombre d’habitants recensés par l’Insee commune par commune, on s’aperçoit que le ratio de mobilisation varie d’une région à l’autre.”
Car au moment de manifester son soutien contre la barbarie et le terrorisme, toutes les régions de France n’étaient pas sur un pied d’égalité. Dans le Nord Pas-de-Calais, où la présidente du Front national, Marine le Pen, a obtenu un score élevé lors de l’élection présidentielle en 2012, le nombre d’habitants mobilisés pour défiler était extrêmement bas. A Hénin-Beaumont, fief frontiste où Steeve Briois a été élu maire dès le premier tour en mars 2014, seule 2% de la population s’est rassemblée pour défiler le 11 janvier.
“Ça nous pendait au nez”
Pour appuyer leurs propos, les deux auteurs ont interrogé des personnes issues de milieux populaires qui n’étaient pas d’extrême droite ou qui hésitaient à voter au Front national aux prochaines élections. Dans leurs discours, les personnes interrogées ne semblaient pas “étonnées” par les attentats survenus en janvier dernier car elles “savaient que ça [leur] pendait au nez”. Ces individus se basent notamment sur la situation actuelle du monde et les différentes menaces terroristes qui jalonnent ce début de siècle.
Si, contrairement à ses voisins européens, la France était jusque-là épargnée par les attaques terroristes, l’affaire Merah, qui a secoué la campagne présidentielle de 2012, a fait changer d’avis l’opinion publique et a radicalisé les esprits. Dans le schéma ci-dessous, publié par l’institut Ifop et daté de janvier 2015, la perception de la menace terroriste a pris son envol après la tuerie de Toulouse où elle passe d’un Français sur deux (53%) à la quasi totalité de la population (93%) en moins de trois ans.
“La question de l’immigration est en train de s’associer à l’islamisation radicale”
Le climat anxiogène véhiculé par les médias autour de la menace terroriste s’est focalisé sur la religion musulmane à cause des revendications religieuses des assaillants. Dès lors, un amalgame terrible entre islam et terrorisme s’est mis en place dans certains esprits, comme si tous musulmans pouvaient à tout moment basculer dans le fanatisme. Sous l’impulsion frontiste, les discours autour du terrorisme ont également dérivé vers l’immigration, comme si l’un était la conséquence de l’autre. “La question de l’immigration est de train de s’associer intimement à l’islamisation radicale”, rappelle le sociologue.
Les réfractaires à “l’esprit Charlie” se distinguent par leur catégorie socioprofessionnelle et les difficultés qui en découlent. De ce fait, le manque d’adhésion au mouvement initié par Charlie Hebdo concerne davantage les milieux populaires que les milieux favorisés. Au niveau des intentions de vote pour les élections présidentielles de 2017, le parti frontiste connait une adhésion plus importante chez les ouvriers (45%) que chez les cadres supérieurs (15%).
Selon Jérôme Fourquet et Alain Mergier, trois facteurs peuvent expliquer l’affinité grandissante autour des idées frontistes de la part des catégories socioprofessionnelles les moins privilégiées.
1. L’insécurité physique. Elle apparaît comme la première source d’inquiétude. Le climat anxiogène véhiculé par les médias depuis le début des années 2000 autour de la délinquance et de l’immigration a trouvé son point de référence avec les émeutes des banlieues en 2005.
2. L’insécurité économique. Cette insécurité physique s’articule avec une insécurité économique puisque la précarité reste le piège à éviter des milieux populaires. Pour une personne travaillant dans le monde ouvrier, la menace de la concurrence ne vient plus seulement du voisin mais également du monde entier. Depuis la crise financière de 2008, les entreprises n’hésitent plus à délocaliser leur production ou à fermer des entreprises pour rester rentables et compétitives. Dans ce contexte, un immigré venant travailler en France sera perçu comme un “voleur d’emploi”.
3. Perte de repères culturels. Mais au-delà de l’emploi, les personnes qui adhèrent aux idées du Front national craignent une perte de repères culturels face aux immigrés. Ils y voient une barrière invisible qui les oppose, comme si c’était “eux” contre “nous”. La montée des actes islamophobes, les différentes questions de société autour de la place de l’islam et la menace terroriste grandissante dans le pays ont fini d’exacerber la méfiance à l’égard des étrangers. Pour Alain Mergier, l’immigré n’est plus vu comme une chance de nourrir notre société multiculturelle mais comme un envahisseur qui vient bafouer nos valeurs.
“La question de l’immigration est repensée à travers la menace islamiste. C’est dans les populations immigrées que surgissent des islamistes radicaux qui mettent en péril le pays. Le risque islamique, c’est l’imposition de leurs lois sur notre vie. Pour eux, plus il y aura d’immigrés, plus y aura d’islamistes radicaux qui pourront accomplir des actes de guerre.”
Un constat simpliste et erroné sur lequel le Front National développe son idéologie populiste.
“Les événements qui nourrissent cette idéologie ont trait à des sujets très complexes : le problème des banlieues, de l’immigration, du chômage… Ce sont des problèmes dont nous n’avons pas de solutions immédiates. Cette idéologie est comme une machinerie qui se nourrit d’évènements qui la font tourner.”
La marche du 11 janvier n’a donc pas fédéré dans les milieux populaires à cause des valeurs de partage culturel qu’elle promouvait. De son coté, Alain Mergier rappelle que l’idéologie frontiste fait du chemin dans les esprits puisque “les 25% du FN ne sont plus un plafond, mais un plancher”.
(Crédit photo : Manifestation de soutien à Charlie Hebdo, le 11 janvier 2015)