Acte antisémite à Paris, bêtise d’adolescents à Sarre-Union ? La question a été tranchée mercredi 18 février par le procureur de Saverne : le “mobile antisémite” apparait “clairement” dans l’acte de profanation du cimetière juif perpétré par les cinq adolescents de la région.
Mais pour les 3.250 habitants de la petite ville nichée entre Strasbourg et Metz, il ne faut pas s’arrêter à la question idéologique, mais aller voir plus loin, du côté du contexte dans lequel grandissent les jeunes de Sarre-Union.
Denis Lieb est professeur de sciences économiques et sociales au lycée Georges Imbert dont sont issus plusieurs des mineurs interpellés :
“C’est de la bêtise de tout ramener à l’antisémitisme ! Ça évite de se poser les bonnes questions… Qu’est-ce qu’on fait pour la jeunesse de Sarre-Union ?”
Mardi, il a participé à la marche citoyenne organisée spontanément par les lycéens, en faveur de la paix et de la coexistence entre les religions. En queue de cortège, l’ancien conseiller général du Bas-Rhin brandissant fièrement une pancarte avec la mention : “Plus jamais ça !! Que faire pour la jeunesse d’Alsace Bossue.”
“L’Alsace bossue”, c’est le nom donné à coin sud du plateau lorrain composé de deux cantons et d’une poignée de micro-villages.
“Je ne sais même pas qui est juif au lycée”
À 10 heures, sur l’initiative de deux membres du conseil de vie lycéenne (CVL), les élèves du lycée Georges Imbert se regroupent sur le parking qui jouxte le bâtiment, munis de petites pancartes.
Le jeune Elysée, 16 ans, était dans la classe de l’un des mineurs accusé et alors en garde à vue. De confession juive, il est interrogé par ses camarades sur ses impressions. “Je ne me suis jamais senti stigmatisé ici. On ne sait même pas qui est juif et qui ne l’est pas au lycée !”
“Le sale délire d’une jeunesse désœuvrée qui a pété un plomb”
Le cortège arrive en bas de la rue des Juifs et marque une minute de silence. Deux femmes, professeurs de collège, ferment la marche. L’une d’elles a eu l’un des mineurs accusé d’avoir participé à la profanation du cimetière, en classe de troisième l’année dernière. “Il était très intelligent, ce n’était pas un gamin à qui il manquait des neurones… C’est triste, c’est très triste”, soupire-t-elle.
Mais quand certaines instances religieuses ou politiques commencent à mettre en doute le rôle de l’école et la mission de sensibilisation des professeurs à la mémoire de la Shoah, l’enseignante réagit au quart de tour :
“En Histoire, on fait déjà énormément de choses à l’école ! On les emmène tous les ans au musée, on participe au Concours national de la Résistance, on leur montre des documentaires, on en parle en classe… On fait ce travail et on ne compte pas nos heures !
Ce qu’on leur dit en classe, ça les touche, ils comprennent.. mais une fois dehors, ça leur sort de l’esprit et ils cherchent des choses à faire.
C’est juste le sale délire d’une jeunesse désœuvrée qui a pété un plomb…”
Place de la République, le groupe se masse autour de la Fontaine aux boucs. Un lycéen prend rapidement la parole puis les élèves se placent en rang d’oignon le long de la rue du Maréchal Foch. Quelques minutes plus tard, le cortège présidentiel passe devant leurs pancartes aux mentions “Respect”, “Acceptation” et “Coexistence”, avant se rendre au cimetière, quelques centaines de mètres plus loin.
“On est coincés ici quand on n’a pas le permis”
Pendant la marche, les gamins avouent : “C’est vrai qu’il n’y a pas grand chose à faire ici… Si, il y a du foot ! Mais à part ça…” Pas de cinéma, de piscine, pas de centre commercial. Le Centre culturel diffuse bien quelques films, mais plusieurs mois après leur sortie en salle.
Yalcine Alpaslan, 17 ans, passe son Bac Pro gestion-administration. Il rêve que son message soit entendu par le maire de Sarre-Union, Marc Séné :
« Ici il n’y a pas d’activités pour les jeunes après 19h. On s’ennuie, il n’y a pas de salle ou d’endroit pour se réunir entre jeunes. Alors tout le monde rentre chez soi, pour se mettre devant l’ordinateur, la télé ou la console.
Ce n’est pas difficile de mettre 4 bancs ou un canapé dans un coin, d’organiser un tournoi de foot avec des jeunes d’autres villes…Je ne pense pas que ce soit un truc de fou ce qu’on demande.”
Yalcine connait les jeunes qui ont profané les tombes, même si “ce ne sont pas des amis proches”. Ils n’étaient pas mauvais élèves mais “ils s’en foutaient”, rapporte-t-il. Comme lui, d’autres lycéens ayant côtoyé les suspects évoquent un manque de motivation, des provocations envers l’autorité, de l’absentéisme. Ils décrivent des adolescents qui ne trouvaient pas d’intérêt à étudier, étaient “perturbés”, “un peu perdus”.
“On est coincés quand on n’a pas le permis !” estime Hadia, ancienne élève du lycée Georges Imbert, âgée aujourd’hui de 23 ans.“Il faut au moins 20–30 minutes en voiture pour aller à Sarrebourg ou Sarguemine.” Sans parler des grandes villes — Strasbourg et Metz — à une heure de route.
Après son BTS, Hadia a décidé de changer d’air : “Je vais passer un an minimum aux Etats-Unis. On verra à la fin si j’ai envie de revenir ou pas !”
En migrant vers Strasbourg ou d’autres grandes villes de l’Est après le bac, ces jeunes adultes laissent un vide. Des grands frères et des grandes sœurs absents, comme autant de cadres et d’exemples sur lesquels les plus jeunes ne peuvent plus s’appuyer.
Manque de structures d’accueil, de loisirs et d’accompagnement
“Ici, il y a surtout de quoi occuper les moins de 12 ans et les seniors, mais pour les adolescents, il n’y a pas grand chose”, concède une chargée d’accueil du centre socio-culturel de Sarre-Union.
Pour elle, le déficit de moyens financiers, mais surtout humains, empêche de venir en aide correctement à la jeunesse délaissée de Sarre-Union. Situé à deux pas en contrebas du lycée Georges Imbert, le centre voit défiler collégiens et lycéens, tous les soirs après les cours. “Ils trainent dans les couloirs parce qu’ils n’ont pas de salle à eux”, relève-t-elle.
“Les faits ont été commis un jeudi après-midi… Que faisaient-ils dehors ?” s’étonne Anaïs, 27 ans, engagée dans la vie locale. De quoi rebondir sur la problématique de fond, qui touche Sarre-Union, comme de nombreuses autres petites villes de France, sans véritable politique pour la jeunesse :
“De quoi disposent les jeunes de Sarre-Union pour occuper leur temps ? Quels moyens sont mis en place par la municipalité ou les autres échelons de l’Etat ?
L’incivilité doit nous mettre la puce à l’oreille quant au sentiment de citoyenneté de ces jeunes. Je trouve qu’il y a de gros problèmes en termes d’accompagnement des jeunes dans leur citoyenneté naissante.”
Or pour Anaïs, le problème n’est pas nouveau et il y a urgence :
“Pendant que les jeunes étaient au cimetière, jeudi après-midi, on était justement en train d’avoir un débat autour de la jeunesse et de son avenir, on était en train de se dire qu’il n’y avait pas d’endroit pour créer du lien entre les habitants, entre les générations. On s’attendait à ce que la situation devienne dramatique dans vingt ans… Mais on s’est totalement gouré dans le timing! Maintenant, j’espère qu’on ne va pas se contenter de “guérir”, alors qu’il faut avant tout “prévenir”.”