Culture

“Il aura fallu des hommes à terre pour qu’on s’intéresse au dessin de presse”

Un mois jour pour jour après la disparition de cinq grandes plumes de la caricatures de presse dans les attentats de Charlie Hebdo, Hervé Baudry reprend ses crayons et répond aux questions de 3millions7. Sa manière à lui de rendre hommage à Charb, Cabu, Tignous, Wolinski et Honoré et de prolonger leur combat de papier en faveur de la liberté d'expression.

La main donne nais­sance à l’idée sans trem­bler, telle un être autonome. Une sil­hou­ette par ici, un coup de gomme par là, une ou deux bulles, l’esquisse d’un regard, un trait d’hu­mour. Der­rière le geste, un homme qui pra­tique le dessin de presse depuis 35 ans sous l’om­bre d’un cha­peau acidulé : Hervé Baudry.

Cinq min­utes pour créer une ambiance. Quelques clics de palette virtuelle et le tableau prend de la couleur. Cinq dessins en deux heures. Bluffant. “C’est votre vitesse de croisière ?”“A peu près, oui.”

Ven­dre­di 6 févri­er, entre deux émis­sions sur Pub­lic Sénat (mer­cre­di et jeu­di soir, dans le jour­nal de 22h), des dessins pour Rue89 ou le mag­a­zine des paralysés de France, Hervé Baudry a prêté sa plume à 3millions7 le temps d’une mat­inée. Entretien.

Hervé Baudry montre ses dessins à la rédaction de 3millions7
Hervé Baudry mon­tre ses dessins à la rédac­tion de 3millions7.

3millions7 : Un mois après le drame de Charlie Hebdo, dans quel état se trouve le monde du dessin ?

Hervé Baudry : Pour être franc, je suis un peu en colère, parce qu’il aura fal­lut qu’il y ait des hommes à terre pour qu’on s’intéresse au dessin de presse ! Depuis un mois, toutes les radios, les télés, la presse papi­er ou le web, courent après les dessi­na­teurs de presse. C’est tant mieux, mais le fait que ça arrive après un tel drame a un goût amer… J’aimerais surtout que ça dure et qu’on ne rede­vi­enne pas les par­ents pau­vres de la presse, comme c’é­tait le cas avant.

Les rédac­teurs en chef des médias, quels qu’ils soient, ont tou­jours été frileux vis-à-vis de nous. Et ce n’est pas par manque de moyens financiers selon moi, c’est par frilosité vis-à-vis de l’indépen­dance des dessi­na­teurs et de la lib­erté de ton de leurs dessins. Les rédac­teurs en chef ont d’ailleurs préféré au dessin la neu­tral­ité de l’in­fo­gra­phie, très à la mode ces dernières années. L’in­fo­gra­phie, c’est joli, il y a des formes… Mais c’est totale­ment asep­tisé ! Alors que le dessin, lui, apporte un autre regard.

Hervé Baudry à l'oeuvre. Un dessin réalisé pour 3millions7, le 6 février  2015.

3m7 : Êtes-vous plutôt de ceux qui militent pour une liberté d’expression inconditionnelle ou de ceux pour qui Charlie Hebdo a pu aller trop loin ?

H.B : Ceux qui trou­vent que Char­lie va trop loin n’ont qu’a pas l’a­cheter ! Per­son­nelle­ment, je préférais le ton du canard et tout ne me fai­sais pas rire dans Char­lie… Mais ça ne m’empêche pas d’être pleine­ment pour la lib­erté d’expression et d’avoir une véri­ta­ble admi­ra­tion pour les dessi­na­teurs de Char­lie Hebdo.

3m7 : Y a‑t-il déjà des choses que vous vous interdisez de dessiner ?

H.B : Après un dessin, j’essaye tou­jours de me met­tre à la place du lecteur. Depuis le temps, j’ai testé leurs lim­ites et je con­nais mon hori­zon. Aujour­d’hui, je peux donc faire à peu près tout ce que je veux.

Mais par­fois, il faut savoir pré­par­er le lecteur, en injec­tant l’hu­mour à base de petites dos­es homéopathiques. Pour moi, le dessin c’est un savant dosage, un peu comme en cui­sine. Je mets un peu de sel et un peu de poivre… mais pas trop de poivre non plus ! Je sais que j’ai trou­vé l’équili­bre quand mon dessin me fait rire…

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3m7 : Vous arrive-t-il d’avoir des regrets vis à vis d’un dessin, parce que tu n’as pas osé le faire ou, au contraire, que tu estimes avoir été trop loin ?

H.B : Quand on ne s’interdit rien, on ne regrette pas ! Par­fois je regrette que d’autres aient été plus rapi­des que moi, quand j’avais la même idée… mais c’est tout. Il faut dire qu’avec les réseaux soci­aux, tout va très vite et cer­taines idées se chevauchent, ce n’est pas comme du temps où l’on envoy­ait nos dessins par la poste !

3m7 : Comment interprétez-vous les violences (verbales et physiques) qu’ont suscité les caricatures publiées par Charlie et d’autres journaux, en France et dans le monde ?

H.B : Dans un dessin, il y a plusieurs niveaux de lec­tures. Or, tout le monde n’est pas capa­ble de lire un dessin de presse, tout le monde n’a pas les out­ils pour le faire. 

Sous la Révo­lu­tion en France, le dessin était fait pour informer le peu­ple qui ne savait pas lire. Aujour­d’hui, c’est un peu l’inverse. Le dessin s’est épais­si dans son intel­li­gence et il faut que le lecteur puisse se hiss­er à un cer­tain niveau de compréhension.

Pour moi l’explication de ce qu’il s’est passé à Char­lie Heb­do est très sim­ple : les dessins sont sor­ti de notre pâture Gauloise, où l’e­sprit pam­phlé­taire et le goût de la satyre étaient bien ancrés, où les dessins étaient lus par des gens qui avaient les out­ils pour les décoder. Là, cer­tains dessins sont arrivés au bout du monde, dans des pays à la cul­ture dif­férente de la notre et ont été mal com­pris. Or quand les gens ne com­pren­nent pas, le retour de bâton peut être très dur…

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3m7Que peuvent faire les dessinateurs pour changer les choses ?

H.B : J’al­lais déjà dans les écoles pour édu­quer les jeunes à la lec­ture du dessin de presse avant les évène­ments. Mais depuis un mois, les cir­con­stances font que nous (les dessi­na­teurs de presse ndlr) sommes de plus en plus sol­lic­ités. L’État est à la recherche d’outils péd­a­gogiques pour faire com­pren­dre aux jeunes pourquoi, en France, on peut avoir cette lib­erté dans l’écriture, dans le ton.

J’in­ter­viens notam­ment dans une classe de 6ème de l’é­cole Roland Dorgelès dans le 18ème arrondisse­ment de Paris. Le col­lège a dégagé des moyens impor­tants pour appren­dre aux jeunes à décoder les médias et je pense que ce genre d’ini­tia­tive vaudrait d’être mul­ti­pliée. Deux heures par semaine, on leur apprend com­ment se fab­rique l’information, com­ment lire une image, ils vis­ites des stu­dios de radio ou de télévi­sion, ils ren­con­trent des journalistes…

Moi, je viens une demi journée par an, je leur racon­te mon méti­er. Je leur mon­tre ce que je fais et je les fait tra­vailler à par­tir de pho­tos dans les jour­naux. Par groupes de 3 ou 4, ils doivent réfléchir et trou­ver des idées pour savoir quelle forme pren­dra le dessin : cha­cun con­fronte ses idées à celles des autres et cha­cun rajoute sa patte.

3m7 : Finalement, quel est le but du dessinateur de presse, faire rire son monde ou à le changer ?

H.B : Les deux mon cap­i­taine ! Je fais un méti­er for­mi­da­ble, je trou­ve que le dessin est un geste d’amour, de partage. La pre­mière chose que fait un enfant de 2 ou 3 ans après avoir gri­bouil­lé son pre­mier dessin c’est de l’of­frir à son père ou à sa mère, non ? Par la suite, quand il grandi­ra, le dessin du gamin va s’épaissir, parce qu’il va vouloir faire pass­er des idées… Et même si le dessin est par­fois vio­lent, il reste doux. C’est avant tout un geste ten­dre, on laisse aller ses doigts sur la palette ou le cray­on et la main glisse sur le papi­er, c’est une manière de s’exprimer.

Pro­pos recueil­lis par Lucile Berland

Pho­to d’en-tête : Hervé Baudry était l’in­vité de 3millions7, un mois après les atten­tats de Char­lie Heb­do. (Lucile Berland)