Sécurité

Pourquoi la stratégie militaire du groupe Etat islamique se confond avec la terreur

Philippe Migault est Directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et stratégiques (IRIS). Il a acquis une expertise dans les questions diplomatiques et stratégiques des conflits armés. 3millions7 l'a interviewé pour décortiquer la stratégie militaire du groupe État islamique.

3millions7 : Quelle est la stratégie militaire du groupe Etat islamique ? 

Philippe Migault : On ne peut pas par­ler de stratégie mil­i­taire de l’Etat islamique. « Mil­i­taire » sig­ni­fie qui appar­tient à l’armée, et l’armée fait référence à un statut offi­ciel. L’Etat islamique n’est pas un Etat, or pour avoir une armée, il faut un Etat. Et pour être un Etat, il faut être recon­nu comme tel par au moins un pays. Il n’ont pas d’am­bas­sade dans d’autres pays, ils ne délivrent pas de carte d’identité. Ils n’ont donc pas de stratégie mil­i­taire, mais un objec­tif, restau­r­er le cal­i­fat et réu­nir l’oum­ma (com­mu­nauté des musul­mans, ndlr).

3m7 : Raymond Aron a écrit « Une action violente est dénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques. » Peut-on l’appliquer à la mise en scène par le groupe Etat islamique de leurs exactions sordides ? 

P M : Absol­u­ment. La ter­reur est une stratégie mil­i­taire. Un grand nom­bre de psy­cho­tiques de Daesh met­tent au grand jour leurs abom­i­na­tions, et cela con­stitue une vraie nou­veauté. Ils utilisent toutes nos pho­bies, et les exhibent : l’esclavage des enfants, le viol des femmes, le traf­ic d’être humain. Ils passent des enfants à tabac pour les endur­cir. L’ob­jec­tif de cet exer­ci­ce de ter­reur, c’est d’arriver à une sidéra­tion de l’adversaire afin de con­duire l’en­ne­mi à fuir plutôt que com­bat­tre et faire face.

3m7 : Le groupe Etat islamique peut-il gagner cette guerre psychologique ? 

P.M : Pour gag­n­er la guerre, il faut une organ­i­sa­tion et un pou­voir d’influence. Et pour avoir un pou­voir d’influence, il faut un dis­cours séduisant. Pour vain­cre, l’Etat islamique devrait me con­va­in­cre que sa vic­toire est aus­si dans mon intérêt, or moi l’adversaire, je n’ai aucune chance d’être con­quis par le dis­cours de l’ennemi.

3m7 : Pouvez-vous estimer la force de leur organisation, notamment par rapport à celle de la coalition ? 

P.M : L’Etat islamique, c’est grosso modo 50 000 hommes, dont 12 000 com­bat­tants étrangers. L’Etat islamique n’a pas d’aviation, ni aucune flotte. Ils n’ont pas d’accès à la mer. Ils ne pro­gressent plus d’un point de vue territorial.

John Ker­ry (secré­taire d’E­tat des Etats-Unis, ndlr) est là. Les Iraniens sont en Irak (des forces spé­ciales irani­ennes ont été déployées pour aider le gou­verne­ment irakien, ndlr). Dans la coali­tion il y a les Chi­ites, le Hezbol­lah, les Améri­cains, les Russ­es. L’Etat islamique ne peut rien con­tre une telle puis­sance mil­i­taro-indus­trielle. Nous avons les moyens de les écras­er. Si on détru­it leurs raf­finer­ies de pét­role, si on coupe le cor­don de la bourse… Nous savons par où leurs armes tran­si­tent, nous pou­vons faire pres­sion sur ceux qui les appro­vi­sion­nent illé­gale­ment. Si on coupe aus­si l’arrivée des jeunes recrutés à l’extérieur en sur­veil­lant les aéro­ports, en faisant pres­sion sur des pays aux fron­tières poreuses comme le Liban et l’Arabie saou­dite, ils se retrou­vent sans ressource finan­cière et humaine. Ils sont encerclés.

3m7 : Est-ce que ce terrorisme-spectacle est la “guerre du pauvre”, celle qui cache un manque de moyens (financier, armement, etc.) ? 

P.M : Le ter­ror­isme est la recherche obstinée d’une réac­tion. Imag­i­nons qu’une demi-douzaine d’attentats survient simul­tané­ment en Europe. Si ces atten­tats survi­en­nent, les par­tis de la fer­meté l’emporteront. On cherchera des boucs émis­saires. C’est encore ce que l’Etat islamique cherche : une guerre civile entre les « Européens de souche » et ceux immi­grés sur leur sol. Ils veu­lent le chaos, le grand chaos final. Ils veu­lent le choc des civil­i­sa­tions : l’islam con­tre les Croisés, les juifs, les colonisateurs.

3m7 : Qu’est-ce qui retient la coalition de vaincre cette force que vous jugez finalement assez faible ? 

P.M : C’est l’humanitaire qui nous arrête. Le frein majeur c’est nos tabous, notre human­ité, nos lim­ites. On ne veut pas envoy­er de troupes au sol. On ne veut pas de vic­times col­latérales. Mais on ne peut pas gag­n­er une guerre sans avoir de vic­times civiles sur place. Ce n’est pas pos­si­ble de frap­per seule­ment les forces armées. On ne fait pas la guerre comme un gentleman.

Nous avons des règles très pré­cis­es pour nos rafales. Si la Légion étrangère (corps de l’armée de terre française, ndlr) avait été à Kobané, l’EI aurait été chas­sé beau­coup plus rapi­de­ment. Aus­si, il y a un manque de con­cer­ta­tion et de cohé­sion dans la coali­tion. Les Turcs jouent un jeu plus que trou­ble, ils lais­sent pass­er des gens à leurs fron­tières, parce qu’ils ont tout intérêt à ce qu’il y ait un chaos au Sud. Cela leur per­met de con­stru­ire des bar­rages sur le Tibre et sur l’Euphrate sans contrariété.

3m7 : La force du groupe Etat islamique n’est-elle pas d’obtenir de ses soldats qu’ils acceptent de mourir pour Dieu ? 

P.M : Vous savez, ce n’est pas dif­fi­cile de con­va­in­cre ses troupes de mourir. Le cadre offert par l’E­tat islamique, leur autorité est de nature à séduire les paumés. Les méth­odes pour amen­er des hommes à mourir “marchent” pour le bien comme pour le mal, surtout à des âges où l’on est influ­ençable. Rap­pelons-nous qu’en 1914, les sol­dats étaient par­tis en guerre “la fleur au fusil”, et pour­tant en août, on dénom­brait 27 000 morts en un jour.

Péguy, le poète mort à la guerre de 14, a écrit : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre / Heureux ceux qui sont morts pour la terre char­nelle / Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre » Aujourd’hui en France, 90% des jeunes qui entrent à Saint Cyr sont prêts à mourir pour la France.

Image d’en-tête : Pix­abay, Cre­ative Commons