Sécurité

Bloqués au dessus de l’Hyper Cacher : ils racontent leur après-midi d’angoisse

Ce vendredi 9 janvier 2015, encerclés par les forces de l’ordre et contraints de rester chez eux, les habitants de l’immeuble n°1 de la rue du Commandant l’Herminier, porte de Vincennes, ont vécu au plus près du drame. Ils reviennent sur ce jour où sont morts quatre clients de l'Hyper Cacher et leur assassin, Amedy Coulibaly.

“Ma cham­bre est juste au dessus de l’entrée du mag­a­sin” décrit Math­ieu* penché à la fenêtre de sa cui­sine, au pre­mier étage de l’immeuble. Le jeune homme de 22 ans, élec­tro-tech­ni­cien, a gran­di dans cet apparte­ment. Ce ven­dre­di là, son père et son frère aîné sont au tra­vail. Il émerge un peu après midi et reçoit un coup de fil de son père dans la demi-heure qui suit. “Je n’é­tais au courant de rien, c’est lui qui m’a appelé pour me prévenir qu’il y avait une prise d’otage”, se remé­more le garçon en allumant une cigarette. 

“Mon beau-père a appelé deux fois la police mais personne n’est venu nous évacuer…”

Aux alen­tours de 14 h, le quarti­er est bouclé par une cen­taine d’agents de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) et du Raid. Un héli­cop­tère et des dizaines de véhicules de police, camions de pom­piers et ambu­lances quadrillent la zone.

“Mon beau-père a appelé la police à deux repris­es pour leur dire que j’étais ici, mais per­son­ne n’était venu voir si j’allais bien… J’ai trou­vé le temps très long” con­fie le jeune homme.

“Je me suis dit ‘c’est pas possible, ça se passe partout dans le monde mais pas en bas de chez moi !’ ”

Ce jour-là, vers midi, au six­ième étage du même immeu­ble, Lil­ia* est réveil­lée par des coups de feu. L’étudiante, 21 ans, en licence de droit, croit d’abord à une énième querelle entre auto­mo­bilistes car l’en­trée de la rue du Com­man­dant l’Her­minier n’est pas des plus calmes. L’Hy­per Cacher a même déjà été braqué une fois.

La jeune femme qui assure con­naître son quarti­er “comme sa poche”, a gran­di dans ce HLM cos­mopo­lite, au car­refour entre Seine-Saint-Denis (93), Val de Marne (94) et le 12e arrondisse­ment de Paris. Elle con­naît les lieux, mais était à mille lieues de s’imag­in­er ce qu’il était en train de se passer. 

“Amédy Coulibaly pou­vait être n’importe où, à ce moment-là, mais, je ne me serais jamais dit qu’il allait venir ici…Je me dis­ais : ‘c’est pas pos­si­ble, un assaut juste en bas de chez moi ? Ça se passe partout dans le monde, mais pas en bas de chez moi !’ ”

Lilia est accoudée à son balcon, au 6e étage de l'immeuble de l'hyper cacher, côté rue du Commandant l'Herminier.
Lil­ia est accoudée à son bal­con, au 6e étage de l’im­meu­ble de l’Hy­per Cacher, côté rue du Com­man­dant l’Herminier.

Encore en pyja­ma, elle cherche à descen­dre à l’Hyper Cacher pour s’acheter un soda, mais un polici­er lui ordonne de remon­ter. Penchée au bal­con du salon, sur le flanc droit de l’im­meu­ble, Lil­ia se con­tentera d’une vue par­tielle des événe­ments. Avec son télé­phone, elle suit le déploiement des forces de l’or­dre pas à pas et com­mente en direct, avant d’en­voy­er les mini-vidéos à sa famille ou à ses amis. “Les policiers nous cri­aient : rangez vos têtes, ren­trez à l’in­térieur, ne sortez plus !” 

“Les policiers m’ont pris en joue. Ils ne savaient pas qui j’étais, j’aurais pu être un complice”

Au pre­mier étage, tou­jours en ligne avec ses proches, Math­ieu entend un col­lègue de son père lui dire au télé­phone : “Le pre­neur d’otage a une bombe”. La pres­sion monte. Il se décide à quit­ter les lieux.

“Je m’étais fait un sac avec quelques affaires, au cas où je devais m’enfuir ou si des policiers venaient me récupér­er. Il fal­lait que je sois prêt à n’importe quelle éventualité.” 

Une fois dehors, Math­ieu est cueil­li par une poignée d’hommes en uni­forme qui braque­nt leur arme sur lui.

“J’ai été mis en joue par les policiers. Ils ne savaient pas qui j’étais. J’aurais pu être un com­plice ! J’ai posé mon sac à terre et j’ai levé les mains en l’air…”

Après quelques ques­tions, les agents lui deman­dent de remon­ter chez lui et d’at­ten­dre le dénoue­ment de l’opération.

Vue  de l'arrière de l'immeuble de l'Hyper cacher, 1 rue du Commandant l'Herminier
Vue de l’ar­rière de l’im­meu­ble de l’Hy­per cacher, 1, rue du Com­man­dant l’Herminier

Cinq étages plus haut, Lil­ia n’est pas seule chez elle, mais elle mène la bar­que. Son père, malen­ten­dant et car­diaque, “ne com­prend pas tout ce qui se passe” . Il sem­ble inqui­et. Lil­ia tente de ras­sur­er son petit frère de 11 ans, sous le choc : 

“Il était ren­tré pour manger mais devait retourn­er à l’école à 14 h. Mais il faut pass­er devant l’Hy­per Cacher donc il est resté avec nous. Il était telle­ment angois­sé qu’il a vomi plusieurs fois.”

La voi­sine de palier, à peu près du même âge, rejoint bien­tôt Lil­ia et sa famille, en pleurs : “Elle était paniquée, elle ne sup­por­t­ait plus de rester toute seule.”

Véronique, la cinquan­taine, vit à l’é­tage du dessous. Ce jour-là, cette mère de qua­tre enfants se trou­ve chez elle avec sa cadette de 8 ans, son fils de 21 et sa fille de 23 ans :

“Per­son­ne n’est venu nous voir. On se demandait si on allait mourir… Ça m’au­rait ras­suré de savoir ce qui se pré­parait en bas. Au lieu de ça, il n’y avait qu’un silence assour­dis­sant. Pesant. D’habi­tude il y a tou­jours beau­coup de bruit à cause du périphérique… Mais là, rien. Et ça a duré jusqu’à 21h.”

Vue du périphérique, Porte de Vincennes, le 5 mars 2015 aux alentours de 18h30.
Vue du périphérique, Porte de Vin­cennes, le 5 mars 2015 aux alen­tours de 18h30.

“Je me suis dit, ça y est, on va sauter”

La petite sœur de Lil­ia, de quelques mois sa cadette, ren­tre de la fac aux alen­tours de 14 h. Blo­quée par les bar­ri­cades, elle patiente en mangeant un morceau dans un kebab Porte de Vin­cennes avant de pass­er chez une copine. Chaque fois que sa route croise une télévi­sion elle ne peut s’empêcher de point­er du doigt l’écran, nerveuse­ment: “J’habite là ! Juste au dessus !”. Entre 17 h et 18 h, sa mère et sa petite sœur de 15 ans la rejoignent au Mac Donald’s.

De l’autre côté du périphérique, Sarah con­tin­ue de filmer dis­crète­ment ce qu’elle peut du bal­con. L’as­saut est imminent.

“Il était 17h11, j’ai enten­du les détonations.On savait qu’Amedy Coulibaly était lour­de­ment armé, il avait 15 kilos de dyna­mite avec lui. Je me suis dit : ‘ça y est, on va sauter…’ ”

Elle dégaine son télé­phone et enreg­istre les pre­mières salves de détonations.

“La seule chose à faire c’est se planquer… Et advienne que pourra”

Chez Math­ieu, pas franche­ment angois­sé par nature, la pres­sion monte d’un cran. Il sait que le Raid va faire sauter le rideau de fer rabat­tu à l’en­trée du mag­a­sin, à quelques cen­timètres au dessus de son lit. Il se réfugie au fond de l’ap­parte­ment, dans la cham­bre de son grand frère.

“C’est vrai­ment étrange comme sit­u­a­tion. Je ne pou­vais pas sor­tir, je n’é­tais pas maître des événe­ments. Dans ce cas-là, si le mec a une cein­ture d’explosifs, la seule chose à faire c’est se plan­quer… Et advi­enne que pourra”

Ecouter Math­ieu racon­ter l’assaut : 

“Le plus dur, c’est quand on va se coucher et qu’on entend encore le bruit des balles”

Quelques min­utes après l’as­saut, des pom­piers frap­pent aux portes pour véri­fi­er que tout le monde va bien. “Ça m’a presque fait rire, se sou­vient Lil­ia, c’é­tait avant qu’il fal­lait venir, pas après!”

Au 5e, Véronique entend toquer aus­si. “À tra­vers la porte d’en­trée, un homme m’a demandé si ça allait, j’ai dit oui et il a dis­paru”, racon­te Véronique, esquis­sant une moue scep­tique, “rien de plus !” Dans les heures qui suiv­ent, une cel­lule psy­chologique est mise en place et un numéro vert est com­mu­niqué aux rési­dents. “J’ai été suiv­ie pen­dant 15 jours par télé­phone, gra­tu­ite­ment. Ma fille de 8 ans aus­si a béné­fi­cié d’un sou­tien psy­chologique dans son établissement.”

Aux alen­tours de 21 h, la mère et les deux sœurs de Lil­ia réus­sis­sent enfin à pass­er les bar­rages pour les rejoin­dre. “La pre­mière chose que j’ai faite, c’est ser­rer mon petit frère dans mes bras, décrit Sarah avec un sourire gêné. Et ma grande sœur juste après.”

Math­ieu en revanche, restera seul jusqu’à minu­it et demi, en atten­dant le retour de son grand-frère. 

“Le plus dur c’est le con­tre­coup. Quand on va se couch­er et qu’on entend le bruit des balles alors qu’il n’y a plus rien… On a l’im­pres­sion de devenir fou !”

“Et encore ce n’est rien” , tem­po­rise le garçon en ter­mi­nant sa cig­a­rette. “Vous voyez comme mes mains trem­blent ? D’habi­tude je ne suis pas comme ça…” Il s’en grille une deux­ième et rep­longe dans ses pensées :

“Il y a des gens en bas qui ont vécu ça et ces gens-là je les plains. Moi je me m’en­dors et je me réveille avec le bruit des balles, mais eux ils doivent le vivre encore. Pour cer­tains, c’est un trau­ma­tisme qu’ils auront à vie. Finale­ment, je m’estime chanceux d’avoir habité juste au dessus…”

“La vie reprend son cours mais on n’oublie pas”

A pri­ori, aucun habi­tant de l’im­meu­ble n’a décidé de quit­ter son domi­cile à la suite des attentats.

Quand on demande aux rési­dents ce qui a changé dans leur quo­ti­di­en depuis, la réponse est tou­jours la même : “Rien”. Sauf qu’en creu­sant un peu, l’événement est large­ment présent dans les esprits.

Le lun­di suiv­ant, Véronique a fait un détour pour se ren­dre au tra­vail, sans pass­er devant le mag­a­sin. Le surlen­de­main aus­si. Aujour­d’hui, elle a un pince­ment au coeur chaque fois qu’elle le voit.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Lil­ia, l’é­tu­di­ante en droit de 21 ans, n’est tou­jours pas remise :

“La vie reprend son cours mais on n’ou­blie pas. Même aujour­d’hui, quand je passe devant l’Hy­per Cacher, c’est trop. J’ai pas les mots…

Il y en a même qui pensent à par­tir. Ma tante par alliance, qui est juive, et bien d’autres dans le quarti­er, dis­ent qu’ils ne se sen­tent plus en sécu­rité ici. Ils veu­lent par­tir faire leur Alyah en Israël. Mais ce n’est pas facile, leurs enfants sont sco­lar­isés ici, ça implique de gros changements…”

Dans l’im­meu­ble, on dit que le gérant de l’Hy­per Cacher cherche à retourn­er en Israël. Cer­tains employés, en arrêt mal­adie longue-durée, sont eux aus­si effrayés à l’idée de repren­dre leur rou­tine dans ces lieux où qua­tre de leurs clients ont péri.

“Au moins, main­tenant, c’est facile d’expliquer quand on me demande où j’habite…, iro­nise Sarah. Je dis : ‘tu vois l’Hyper Cacher ?’ Eh bien c’est juste au-dessus !”. 

***


*Tous les prénoms ont été mod­i­fiés à la demande des per­son­nes interrogées.

Pho­to d’en-tête : Lil­ia au bal­con du 6e étage de l’im­meu­ble de l’Hy­per cacher, au n°1 de la rue du Com­man­dant l’Herminier.

Crédits pho­to : Lucile Berland