Justice, Sécurité, Terrorisme

« Le Conseil constitutionnel ne censurera pas la loi sur le renseignement »

Entretien avec Olivier Gohin, professeur à l'université Paris II de droit constitutionnel. Il y dirige le master II Sécurité et Défense et a participé à la rédaction du code de la Sécurité intérieure.

Deux saisines du Con­seil con­sti­tu­tion­nel vont être déposées con­tre la loi rel­a­tive au ren­seigne­ment après son adop­tion par le par­lement. Une émanant du prési­dent de la République et une autre de 75 députés. Quel est l’intérêt de ces deux saisines ? 

Ces deux saisines vont avoir un avan­tage juridique cer­tain. En véri­fi­ant si les dis­po­si­tions du texte de lois sont atten­ta­toires ou non aux lib­ertés fon­da­men­tales, le Con­seil con­sti­tu­tion­nel va pro­téger le texte de toute Ques­tion pri­or­i­taire de con­sti­tu­tion­nal­ité (QPC) ultérieure (sai­sine du con­seil con­sti­tu­tion­nel par un par­ti­c­uli­er à l’oc­ca­sion d’une action en jus­tice con­tre lui). Si les dis­po­si­tions qui sont cri­tiquées ont été déclarées con­formes par le Con­seil con­sti­tu­tion­nel, l’autorité de la chose jugée inter­di­ra à toute juri­dic­tion de revenir sur leur valid­ité. Ce n’a pas été le cas avec la précé­dente loi de lutte con­tre le ter­ror­isme de novem­bre 2014, sur laque­lle le Con­seil con­sti­tu­tion­nel ne s’est pas pronon­cé. Mais la véri­ta­ble orig­i­nal­ité de cette sai­sine du Con­seil est quelle émane à la fois de députés de l’op­po­si­tion et du prési­dent de la République. C’est une pre­mière depuis 1958. Jamais un chef de l’Etat n’avait saisi le con­seil des sages via l’article 61 de la con­sti­tu­tion. Il l’avait déjà fait à plusieurs repris­es pour des traités par le biais de l’article 54, mais jamais pour une loi. Cette sit­u­a­tion est de fait ambiguë. Le chef de l’Etat est à la fois arbi­tre et cap­i­taine sur ce texte. Sa déci­sion de saisir le Con­seil con­sti­tu­tion­nel a cepen­dant été faite en con­science. Le Con­seil d’Etat, dans le cadre de sa fonc­tion de con­seil du gou­verne­ment, a d’ores et déjà éval­ué la con­sti­tu­tion­nal­ité de la loi et l’en a infor­mé dans une note qui n’a pas été publiée.

Quelle est l’intérêt de deux saisines du Con­seil con­sti­tu­tion­nel sur le même texte ?

Juridique­ment, aucune. Si les par­lemen­taires vont devoir relever dans leur sai­sine des motifs d’inconstitutionnalité, le prési­dent, fera lui une «sai­sine blanche». Cela sig­ni­fie qu’il défér­era la loi au Con­seil con­sti­tu­tion­nel sans invo­quer aucun motif d’in­con­sti­tu­tion­nal­ité. Sa sai­sine cou­vri­ra dès lors l’ensemble du texte et il revien­dra aux sages d’i­den­ti­fi­er les arti­cles qui pour­raient être source d’inconstitutionnalité. Poli­tique­ment en revanche, ces deux saisines ont un intérêt cer­tain. Peut importe la déci­sion du Con­seil con­sti­tu­tion­nel, François Hol­lande pour­ra dire : « J’ai fait mon tra­vail de pro­tecteur de la con­sti­tu­tion. » Il est gag­nant à tous les coups. Quant à la sai­sine de l’opposition, elle per­me­t­tra à la droite — qui a large­ment soutenu ce texte — de mon­tr­er qu’elle est sen­si­bil­isée à la pro­tec­tion des lib­ertés fondamentales.

La com­pé­tence d’une autorité admin­is­tra­tive et l’absence de con­trôle du juge judi­ci­aire sont-ils sus­cep­ti­bles d’entraîner une cen­sure du Con­seil constitutionnel ? 

L’article 66 de la con­sti­tu­tion dis­pose que l’autorité judi­ci­aire est gar­di­enne des lib­ertés indi­vidu­elles. Une posi­tion que le Con­seil con­sti­tu­tion­nel a con­fir­mée dans sa déci­sion du 12 jan­vi­er 1977 sur la fouille des véhicules. Or ce texte donne au Con­seil d’Etat le con­trôle juri­dic­tion­nel de toutes les mesures qu’il prévoit. Le pou­voir de déci­sion est don­né au pre­mier min­istre et une nou­velle autorité admin­is­tra­tive indépen­dante a été créée, la CNCTR. Elle vient ain­si rem­plac­er l’ancienne CNCIS, en l’étoffant et ren­forçant ses pou­voirs. C’est claire­ment un texte qui est en faveur de l’ordre admin­is­tratif mal­gré ses inci­dences sur les lib­ertés indi­vidu­elles. Il met à dis­tance l’autorité judi­ci­aire, ce qui explique les réserves des avo­cats et des mag­is­trats judi­ci­aires. Mais une telle posi­tion va tout à fait dans le sens de la jurispru­dence récente du Con­seil con­sti­tu­tion­nel. Dans son arrêt du 19 jan­vi­er 2006 rel­a­tive au ter­ror­isme, les sages s’étaient déjà pronon­cés pour la com­pé­tence du juge admin­is­tratif. Même chose dans une QPC du 30 mars 2012 sur une affaire d’ivresse sur la voie publique. Dans le cas d’une con­jonc­tion entre sécu­rité publique et con­trainte sur la per­son­ne, le Con­seil con­sti­tu­tion­nel ne se borne plus qu’à con­trôler la pro­por­tion­nal­ité des mesures prévues par la loi. Que ce soit sur la com­pé­tence du pre­mier min­istre, sur l’avis con­sul­tatif de la Com­mis­sion ou sur le con­trôle juri­dic­tion­nel réservé au Con­seil d’Etat par la loi, les sages ne ver­ront aucune difficulté.

Le texte serait frag­ile en rai­son de son car­ac­tère évasif sur les final­ités pou­vant jus­ti­fi­er le recours aux nou­veaux moyens d’investigation des services ?

L’idée que cette loi pour­rait con­tenir un cheval de Troie, qu’elle pour­rait finale­ment s’appliquer à n’importe quel con­tes­tataire de nos insti­tu­tions, est fausse. Par­mi les sept final­ités prévues par le pro­jet de loi, six sont d’ores et déjà défi­nis et util­isés par d’autres lég­is­la­tions. Les intérêts fon­da­men­taux de la nation sont détail­lés dans le code pénal, les ter­mes de sécu­rité et de défense nationale le sont dans le livre blanc. Le terme cristallisant les cri­tiques est celui de « préven­tion des atteintes à la forme répub­li­caine des insti­tu­tions et des vio­lences col­lec­tives de nature à porter atteinte à la sécu­rité nationale ». La for­mu­la­tion est large et pour­rait englober plusieurs cas de fig­ure s’éloignant de la lutte con­tre le ter­ror­isme pro­pre­ment dit. Cepen­dant, « la forme répub­li­caine des insti­tu­tions » est une notion définie par la con­sti­tu­tion. Le Con­seil con­sti­tu­tion­nel dis­pose de plus d’une arme pour s’assurer que cette final­ité ne jus­ti­fie que la lutte con­tre le ter­ror­isme. Le Con­seil imposera une inter­pré­ta­tion stricte au moyen d’une « réserve d’interprétation ». Cette mesure per­met d’expliciter dans quel sens il faut enten­dre cette dis­po­si­tion, d’en encadr­er la con­sti­tu­tion­al­ité. Le Con­seil va ain­si met­tre des para­pets pour éviter tout déra­page. 

Le débat se cristallise sur le cas du recueil sys­té­ma­tique de don­nées infor­ma­tiques ou « boîte noire »…

C’est le seul point sur lequel, à mon sens, une cen­sure est pos­si­ble. Le recueil automa­tisé de don­nées est con­traire à l’esprit de la loi de 1978 et pour­rait aller à l’encontre de plusieurs dis­po­si­tion con­sti­tu­tion­nelles. Le Con­seil va regarder si il existe un équili­bre entre les lib­ertés indi­vidu­elles et la pro­tec­tion de l’ordre pub­lic. S’il s’avère que trop de pou­voir a été don­né à l’exécutif, les sages cen­sureront la dis­po­si­tion. Il faut pré­cis­er que même si une incon­sti­tu­tion­nal­ité sur ce point est pronon­cée, le pro­jet de loi ne sera pas enter­ré pour autant. Il revien­dra au chef de l’Etat soit de ren­voy­er cette dis­po­si­tion devant l’assemblée nationale pour une sec­onde lec­ture, soit d’inscrire cette par­tie détach­able du texte à une nou­velle lég­is­la­tion postérieure.

D’autre recours sont-ils pos­si­bles con­tre la loi si elle est jugée constitutionnelle ?

Tant l’article 8–1 de la charte des droits fon­da­men­taux de l’Union européenne, que les dis­po­si­tions rel­a­tives aux lib­ertés indi­vidu­elles de la Con­ven­tion européenne des droits de l’homme (CEDH) pour­raient être opposés à la loi rel­a­tive au ren­seigne­ment, une fois pro­mul­guée. Le Con­seil con­sti­tu­tion­nel ne peut pas juger de cette valid­ité ou non. Pour saisir la Cour européenne des droits de l’homme, tout jus­ti­cia­ble doit atten­dre d’être vic­time d’une écoute injus­ti­fiée, saisir la com­mis­sion com­pé­tente qui saisira le Con­seil d’Etat et enfin atten­dre l’épuisement de toutes les voies de recours internes. C’est alors que ce jus­ti­cia­ble pour­ra seule­ment saisir la CEDH. Une saisie de la Cour européenne de jus­tice paraît plus improb­a­ble, les dis­po­si­tions de la charte des droits fon­da­men­taux ne crée pas de droit au prof­it des jus­ti­cia­bles mais seule­ment au prof­it des Etats mem­bres à l’encontre des insti­tu­tions européennes.

Crédit pho­to : Con­seil constitutionnel