Intégration, Politique

Les statistiques ethniques, éternel dilemme de la gauche

Interdit par la loi, le recours à des statistiques ethniques divise la gauche. Si Manuel Valls est favorable à ces données pour lutter contre les discriminations, François Hollande les juge inutiles.

Les sta­tis­tiques eth­niques sont un tabou pour la gauche. C’est ce qu’a voulu mon­tr­er mar­di 5 mai le maire d’ex­trême droite de Béziers, Robert Ménard, en deman­dant au Pre­mier min­istre, Manuel Valls, “d’aller au bout de sa pen­sée et de faire adopter le texte qu’il défendait en 2009” sur les don­nées ethniques.

Après avoir affir­mé la veille sur France 2 qu’il fichait les enfants de sa com­mune selon leur reli­gion, au mépris de la loi,  l’ex-prési­dent de Reporters sans Fron­tières (RSF) a d’abord rétropé­dalé sous la pres­sion de la jus­tice. Puis il a con­tre-attaqué en rap­pelant les pris­es de posi­tion passées du chef du gou­verne­ment en faveur de sta­tis­tiques fondées sur l’ethnie.

Dévoiler les discriminations

En cause, des pro­pos tenus par Manuel Valls en 2009 à l’is­sue d’un col­loque organ­isé à Evry, la ville dont il est alors député-maire, avec le Con­seil représen­tatif des asso­ci­a­tions noires de France (Cran).

“Il faut relancer le débat sur les sta­tis­tiques eth­niques et je présen­terai un pro­jet de loi en ce sens à l’Assem­blée nationale en début d’an­née prochaine”

“Pour cer­tains, les sta­tis­tiques eth­niques met­traient en cause les valeurs de la République, alors qu’au con­traire, c’est l’ab­sence de mesures con­crètes qui est à crain­dre”, pour­suiv­ait-il. Le maire d’Evry esti­mait que la mise en place de don­nées eth­niques per­me­t­trait de dévoil­er plus facile­ment cer­taines discriminations.

Ligne de fracture à gauche

Si fichage “sauvage” et sta­tis­tiques eth­niques sont bien dif­férents, le recours à celles-ci con­stitue bien une ligne de frac­ture au sein de la gauche. D’un côté, les ten­ants de l’ “uni­ver­sal­isme répub­li­cain”, acquis de la Révo­lu­tion française et de la troisième République, refusent ces don­nées, con­sid­érées comme un glisse­ment vers le com­mu­nau­tarisme. De l’autre, les par­ti­sans d’une société “mul­ti­cul­turelle” à l’an­g­lo-sax­onne les sou­ti­en­nent vigoureuse­ment, afin de lut­ter con­tre les discriminations.

“L’ob­jec­tif des sta­tis­tiques eth­niques, telles qu’elles sont pra­tiquées aux Etats-Unis ou dans d’autres pays, est de mieux con­naître la pop­u­la­tion, de mieux mesur­er les dis­crim­i­na­tions, afin de les réduire”, a affir­mé le 5 mai à L’Ex­press la séna­trice EELV Esther Ben­bas­sa, favor­able à de telles études et auteur d’un rap­port sur le sujet avec l’UMP Jean-René Lecerf.

“Lutter contre la ghettoïsation”

Un point de vue partagé par le député PS du Val-d’Oise Philippe Doucet. Le 6 mars, l’an­cien maire d’Ar­gen­teuil a pro­posé, pour “lut­ter con­tre la ghet­toï­sa­tion” des ban­lieues, d’ “autoris­er, sous le con­trôle de la CNIL, le recours aux sta­tis­tiques eth­niques, notam­ment dans les attri­bu­tions de loge­ments par les bailleurs sociaux”.

Ces posi­tions ont rejoint celle du think tank Ter­ra Nova, qui exhor­tait dès 2012 le PS à se pronon­cer en faveur de cer­taines don­nées eth­niques, afin de pro­mou­voir “une diver­sité sans mesure”. Une atteinte au mod­èle français de “l’u­ni­ver­sal­isme répub­li­cain” pou­vant con­stituer un pre­mier pas vers des pra­tiques de “dis­crim­i­na­tion pos­i­tive”. Ce à quoi une par­tie de la gauche ne peut se résoudre, même pour lut­ter con­tre les discriminations.

Inutiles selon François Hollande

En févri­er, le prési­dent de la République, François Hol­lande, a ain­si jugé inutile le recours aux don­nées eth­niques :

“Pas besoin de faire de sta­tis­tiques eth­niques. Regardez où vivent un cer­tain nom­bre de nos com­pa­tri­otes et vous ver­rez les prob­lèmes de chô­mage, de sco­lar­ité, de réussite.”

Le leader du Par­ti de gauche, Jean-Luc Mélen­chon, est lui opposé de longue date aux sta­tis­tiques eth­niques, der­rière lesquelles il voit un naufrage intel­lectuel”. En 2007, il a dis­so­cié dans un tri­bune pub­liée dans Valeurs actuelles “le mod­èle libéral anglo-sax­on”“on réduit l’identité de cha­cun à son par­tic­u­lar­isme réel ou sup­posé” et “le mod­èle répub­li­cain” dans lequel “on val­orise ce qui est en com­mun et on cherche à dépass­er ce qui dif­féren­cie par un plus grand partage”.

“Ressenti d’appartenance”

Pour autant, les sta­tis­tiques fondées sur l’ap­par­te­nance à une com­mu­nauté ne sont pas totale­ment inter­dites en France. Si le Con­seil con­sti­tu­tion­nel a bien déclaré incon­sti­tu­tion­nelle, dans une déci­sion du 15 novem­bre 2007, “la déf­i­ni­tion a pri­ori d’un référen­tiel eth­no-racial” sur le mod­èle anglo-sax­on, il ne s’est pas opposé au traite­ment d’élé­ments objec­tifs basés sur l’o­rig­ine migra­toire ou même de don­nées “sub­jec­tives”, comme celles fondées sur le “ressen­ti d’appartenance”.

Cer­taines études, comme celles de l’In­see, peu­vent ain­si con­tenir des don­nées liées à “l’o­rig­ine migra­toire”, ou le ressen­ti d’ap­par­te­nance à une com­mu­nauté, sans qu’il s’agisse de sta­tis­tiques se fon­dant sur “l’eth­nie”, la couleur de peau ou la reli­gion supposée.

Crédit pho­to : Flickr — Math­ieu Delmestre