Politique

“La misère du monde” : le fardeau de Michel Rocard

Depuis 25 ans, Michel Rocard doit se justifier à propos de sa petite phrase sur "la misère du monde". Qu'a-t-il vraiment dit ?

La France ne peut pas accueil­lir toute la mis­ère du monde”. Depuis un peu plus de 25 ans, cette cita­tion colle à la peau de l’ancien Pre­mier min­istre social­iste Michel Rocard. À chaque fois que le thème de l’immigration refait la une de l’ac­tu­al­ité, cette cita­tion revient dans la bouche des hommes poli­tiques. À droite, elle sert à jus­ti­fi­er une poli­tique de fer­me­ture des fron­tières. À gauche, elle est util­isée pour expli­quer le devoir de la France ou de l’Europe d’accueillir des migrants. Ce fut encore le cas après le naufrage d’un car­go de migrants en mer Méditer­ranée la semaine dernière.

Mar­di 21 avril, Bernard Kouch­n­er, ancien min­istre des Affaires étrangères sous la prési­dence de Nico­las Sarkozy, avait “com­plété” la cita­tion de Michel Rocard pour décrire la sit­u­a­tion des migrants sur LCI : “On ne va pas pren­dre tout la mis­ère du monde, encore faut-il s’y efforcer”.

La veille, sur France Info, le min­istre des Finances et des Comptes publics, Michel Sapin, avait lui aus­si cité Michel Rocard pour par­ler de la sit­u­a­tion humanitaire.

L’Eu­rope a une respon­s­abil­ité humaine d’éviter que des gens meurent. Mais si on dit sim­ple­ment que l’Eu­rope a la respon­s­abil­ité d’ac­cueil­lir tous ceux qui par­tent en bateaux, dis­ons que l’Eu­rope aurait la respon­s­abil­ité d’ac­cueil­lir toute la pau­vreté du monde, sou­venez-vous de ce que dis­ait Michel Rocard, l’Eu­rope ne peut pas accueil­lir toute la mis­ère du monde’, elle peut pren­dre sa part de cette misère”.

Les deux social­istes ont repris cette cita­tion à leur compte pour exprimer la respon­s­abil­ité de l’Europe dans la prise en charge des migrants : “pren­dre sa part de cette mis­ère”. Un sens qui n’est pas vrai­ment celui don­né par Rocard dans l’émission 7 sur 7 le 3 décem­bre 1989.

Nous ne pou­vons pas héberg­er toute la mis­ère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile poli­tique. Nous sommes sig­nataires de la Con­ven­tion de Genève qui prévoit de don­ner accueil à tous ceux dont les lib­ertés d’expression ou les opin­ions sont réprimées sur place, mais pas plus”.

Cette déc­la­ra­tion a été pronon­cée dans un con­texte ten­du. Quelques jours plus tôt, le gou­verne­ment sor­tait de “l’affaire des foulards de Creil”. Trois jeunes musul­manes d’un col­lège pub­lic de Creil avaient été expul­sées pour avoir porté le voile. A l’époque, les amal­games entre musul­mans et immi­grés nour­ris­sent un débat sur l’immigration, comme l’explique Thomas Del­tombe dans un arti­cle du Monde diplo­ma­tique en 2009.

Comme le pré­cise Libéra­tion, celui-ci s’y est repris une deux­ième fois à l’Assemblée nationale le 13 décem­bre 1989, de manière tout aus­si explicite : «Puisque, comme je l’ai dit, comme je le répète, même si comme vous je le regrette, notre pays ne peut accueil­lir et soulager toute la mis­ère du monde, il nous faut pren­dre les moyens que cela implique. Cela se traduit par le ren­force­ment nécessaire des contrôles aux frontières.” Puis une troisième fois le 7 jan­vi­er 1990 lors d’un col­loque sur l’immigration. Nulle trace de la sec­onde par­tie, pren­dre sa part de cette mis­ère

A plusieurs repris­es, Michel Rocard se défendra pour­tant de cette cita­tion, qu’il juge tron­quée. En 1996 dans une tri­bune pub­liée dans le jour­nal Le Monde, il y ajoute, cette fois claire­ment, une deux­ième par­tie : “La France ne peut accueil­lir toute la mis­ère du monde, mais elle doit savoir en pren­dre fidèle­ment sa part”. Puis une nou­velle fois en 2009, à l’occasion des 70 ans de la Cimade, une asso­ci­a­tion de sol­i­dar­ité envers les réfugiés et migrants.

Selon l’ancien séna­teur des Yve­lines, c’est vingt ans plus tôt, à l’occasion du cinquan­te­naire de la Cimade, le 18 novem­bre 1989, qu’il avait pronon­cé cette phrase au com­plet. Les mem­bres de l’association assurent que Michel Rocard l’a bien for­mulée de cette manière. Aucune archive ne per­met pour­tant de le vérifier.

Nous avons ten­té de join­dre Michel Rocard sans réus­site. Inter­rogée par Rue89 en 2009, une col­lab­o­ra­trice de l’ancien min­istre social­iste expli­quait :« On ne saura jamais ce qu’il a vrai­ment dit. Lui se sou­vient l’avoir dit. En tout cas, dans son esprit, c’est ce qu’il voulait dire. Mais il n’y a plus de traces. On a cher­ché aus­si, beau­coup de gens ont cher­ché, mais on n’a rien. Il pense l’avoir dit à la radio il y a très longtemps. C’est un mon­sieur qu’on peut croire, il est de bonne foi. »

Le 24 avril 2015, dans une inter­view au quo­ti­di­en  Le Télé­gramme, il devait encore s’en jus­ti­fi­er.  Lorsque le jour­nal­iste lui a demandé de réa­gir au drame méditer­ranéen, prenant en référence cette fameuse phrase “La France ne peut pas accueil­lir toute la mis­ère du monde”, celui-ci a rec­ti­fié : “J’ai dit : « La France ne peut pas accueil­lir toute la mis­ère du monde, rai­son de plus pour qu’elle traite décem­ment la part qu’elle se doit d’en pren­dre »”. 26 ans après, l’ex-Pre­mier min­istre doit tou­jours s’ex­pli­quer sur cette petite phrase dev­enue un fardeau.