Culture

De Mussolini à l’EI : quand ils entendent le mot « culture » ils sortent leur revolver

Les destructions d'œuvres d'art pré-islamiques par le groupe État islamique évoquent les autodafés chers aux régimes totalitaires. 3millions7 remet les choses en perspective.

Fin févri­er, les jihadistes du groupe État islamique rav­ageaient les sculp­tures mil­lé­naires du musée de Mossoul et le site archéologique de Nim­roud, au nord de l’Irak. Il y a quelques jours, l’antique cité parthe d’Hatra, en Irak fai­sait aus­si les frais de l’iconoclasme des hommes du soi-dis­ant « Cal­ife » Al-Baghdadi.

Des événe­ments qui ont à nou­veau sus­cité l’assimilation de l’EI à un régime total­i­taire et l’emploi du terme d’ « islam­o­fas­cisme ». À 3millions7.com, nous sommes des gens sim­ples nous posant des ques­tions sim­ples : détru­ire des œuvres d’art est-il le pro­pre des totalitarismes ?

Quand Mussolini se prend pour Néron, qui lui-même se prenait pour un artiste

Le fas­cisme mus­solin­ien a intro­duit le con­cept de sys­tème total­i­taire. Ben­i­to Mus­soli­ni évoque déjà, dix ans avant l’arrivée de Hitler au pou­voir, la fig­ure d’un homme nou­veau, débar­rassé des faib­less­es et des scrupules moraux de l’ancien, d’un État si fort qu’il fond en lui société civile et individus.

Avant même de devenir le « Duce », il se rêve en Néron mod­erne, moitié sou­verain moitié artiste, dans une tri­bune parue dans Il Popo­lo d’Italia en en novem­bre 1917 :

“Le peu­ple ital­ien est en ce moment une masse de min­erais pré­cieux. Il faut le fon­dre, le net­toy­er de ses impuretés, le tra­vailler. Une œuvre d’art est encore pos­si­ble. Il faut un gou­verne­ment. Un homme. Un homme qui aura le touch­er déli­cat de l’artiste et le poing de fer du guerrier.”

Au pou­voir, il ori­ente sa poli­tique dans un sens atyp­ique. Il con­cilie les références à un passé glo­rieux (l’empire romain), à la promesse de lende­mains qui chantent, et pour ce faire, il promeut même une école d’art con­tem­po­rain : le futurisme.

Marinet­ti, apôtre de ce mou­ve­ment qui exalte la rup­ture, la force, la tech­nolo­gie, l’urbanisme mod­erne, et jusqu’à la vitesse des voitures, s’engagera dans l’armée. Ben­i­to Mus­soli­ni se fait même por­trai­tur­er par Ambrosi, un autre futuriste.

Mussolini
Mus­soli­ni avi­a­teur, peint par Ambrosi en 1930.

Mobil­i­sa­tion, enrôle­ment, récupéra­tion, voilà les grands axes de la poli­tique cul­turelle fas­ciste. Une poli­tique bien dif­férente de l’iconoclasme du groupe État islamique.

Le nazisme, pas fan des artistes modernes

S’il ne devait rester qu’un dirigeant total­i­taire dans notre mémoire, ce serait prob­a­ble­ment lui : Adolf Hitler. Avant de devenir un chance­li­er alle­mand doté des pleins pou­voirs, le Hitler pre­mière époque était un appren­ti artiste autrichien. Il fait état de l’éveil de sa voca­tion dans son brévi­aire Mein Kampf :

« Un jour il me parut évi­dent que je devais devenir pein­tre, artiste-pein­tre, mon tal­ent pour le dessin était indiscutable. »

Il l’était pour­tant aux yeux du jury des Beaux-arts qui l’a recalé deux fois au con­cours d’entrée. Peu importe, son goût pour la pein­ture ne dis­paraît pas avec la politique.

Cet ama­teur de l’art académique, vom­it l’art con­tem­po­rain de son époque, sym­bole de la dépra­va­tion morale et intel­lectuelle de l’Allemagne vain­cue. 16 000 œuvres signées d’artistes dits « dégénérés » sont décrochées des musées alle­mands et env­i­ron 700 d’entre elles se retrou­vent dans une expo­si­tion tenue à Munich en 1937.

Si des mil­liers d’œuvres sont détru­ites, d’autres sont ven­dues aux enchères deux ans plus tard en Suisse ou finis­sent dans le salon de dig­ni­taires nazis moins sour­cilleux en matière de pein­ture comme Goebbels, min­istre de la Pro­pa­gande, ou le maréchal Goering.

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Joseph Goebbels à l’ex­po­si­tion de l’art dégénéré (Archives fédérales allemandes).

 

Enfin, le par­ti nazi organ­ise des autodafés et ce, dès sa prise de pou­voir, en 1933. Le 10 mai 1933, l’association des étu­di­ants nazis brû­lent, sur la place de l’Opéra à Berlin et dans de nom­breuses uni­ver­sités alle­man­des, les livres d’auteurs jugés anti-alle­mands car com­mu­nistes, juifs ou pacifistes.

Par­mi eux : Marx, Freud, Thomas Mann mais aus­si les français Proust et Bar­busse. Ce bûch­er des van­ités raciste et nation­al­iste est stricte­ment cod­i­fié, la céré­monie représen­tée et ce, 80 ans avant la mise à sac filmée du musée de Mossoul. Le groupe Etat islamique n’a donc rien inventé.

L’URSS et la culture : Un amour étouffant

La Russie bolchévique puis l’Union sovié­tique mènent une poli­tique artis­tique volon­tariste. Dans un pays où tout est con­trôlé par l’État, les artistes offi­ciels, ou déclarés proches du régime, sont légions.

Citons l’écrivain Max­im Gor­ki, le pein­tre Kandin­sky, les cinéastes Dzi­ga Ver­tov et Eisen­stein. Ces deux derniers noms sont emblé­ma­tiques d’un trait sail­lant de la rela­tion que l’URSS entre­tient avec sa culture.

Le pou­voir se pas­sionne pour la puis­sance du ciné­ma et sa capac­ité à vul­garis­er et enjo­liv­er des sujets édi­fi­ants pour le peu­ple. Avant que son œuvre d’avant-garde ne soit mise au ran­cart par Staline, le cinéaste Dzi­ga Ver­tov a exalté les valeurs de l’Union sovié­tique et celles de son père fon­da­teur à tra­vers son film, Trois chan­sons sur Lénine, réal­isé en 1934 à l’occasion du dix­ième anniver­saire de la mort du révo­lu­tion­naire d’Octobre.

Ouver­ture du film Trois chan­sons sur Lénine de Dzi­ga Ver­tov (1934)

L’URSS cherche même à séduire en-dehors de ses fron­tières en invi­tant régulière­ment des artistes et des intel­lectuels à venir vis­iter le pays dans des tournées grandios­es. Mais ça ne prend pas auprès de tout le monde et André Gide en revien­dra atter­ré. On imag­ine mal aujourd’hui le groupe Etat islamique inviter Edwy Plenel à juger sur pièces.

Si l’Union sovié­tique ne détru­it pas son pat­ri­moine (les dirigeants habitent, après tout, dans le palais du Krem­lin), elle inter­dit et cen­sure beau­coup. L’œuvre de l’écrivain Boris Paster­nak devra atten­dre 1975 pour avoir droit de cité, soit quinze ans après la mort de l’auteur.

Dans la Chine de Mao « une seule étincelle suffit à enflammer la plaine » et parfois des livres aussi

« Une seule étin­celle suf­fit à enflam­mer la plaine » aimait à dire le prési­dent de la République pop­u­laire de Chine lorsqu’il se sen­tait d’humeur poé­tique. De là à brûler aus­si des livres ou des mon­u­ments jugés incom­pat­i­bles avec la révo­lu­tion pro­lé­tari­enne, il n’y a qu’un pas que les gardes rouges fran­chissent au moment de la « Révo­lu­tion culturelle ».

Par cette poli­tique de la ter­reur longue de 10 ans, Mao cherche à la fois à purg­er le par­ti com­mu­niste des bre­bis galeuses « dévi­a­tion­nistes » (c’est-à-dire qui s’é­car­tent du social­isme) et, en sous-main, à repren­dre la main, à l’aide d’une base jeune et dévouée, sur une élite poli­tique tur­bu­lente qui le met sur la touche.

Au pro­gramme : exé­cu­tions, dépor­ta­tions, humil­i­a­tions publiques déguisées en « aut­o­cri­tiques ». C’est ici que la par­en­té avec les actions jihadistes devient plus claire : les gardes rouges (jeunes chi­nois organ­isés en groupes para­mil­i­taires) sont chargés de faire dis­paraître un héritage encom­brant car jugé « archaïque » et con­tre-révo­lu­tion­naire, entre autres la philoso­phie confucéenne.

En 1966, des gardes rouges se rassem­blent donc dans le cimetière de Con­fu­cius, endom­ma­gent sa tombe et brû­lent sym­bol­ique­ment ses œuvres. Si l’art pré-islamique n’a pas sa place sur les ter­res de l’EI, la pen­sée chi­noise antérieure au com­mu­nisme n’a pas lieu d’être dans l’empire de Mao.

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Gardes rouges représen­tés sur une affiche chi­noise. L’É­tat a beau­coup pro­mu affich­es et ban­des dess­inés, “arts populaires”.

 

Les briseurs de sculp­tures du groupe Etat islamique suiv­ent donc une route que cer­tains régimes total­i­taires ont emprun­tée avant eux. La haine de pans entiers de la cul­ture, avec autodafés à la clé, est une car­ac­téris­tique de tyran­nies diverses.

Mais si elles sont toutes entrées en con­flit avec leurs artistes à un moment ou à un autre, elles n’ont pas toutes brûlé des œuvres comme d’autres les sor­cières, ni envahi des musées pour les rav­ager au marteau-piqueur. Sur ce point, les jihadistes de l’EI rap­pel­lent davan­tage de sim­ples vandales.

Pho­to d’en-tête : Autodafé à Berlin en 1933. (Archives fédérales allemandes)