Sécurité

Sanctionnés par le CSA, les médias ont la gueule de bois

Le 12 février 2015 marque un tournant dans l’histoire des médias. Suite aux attentats qui ont frappé Paris au mois de janvier, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a rendu son rapport. Pour les journalistes français, l'après Charlie a un goût amer...

Tué à bout por­tant. 12 mil­lions de vues sur Youtube. La vidéo de la mise à mort du polici­er Ahmed Mer­abet, le 7 jan­vi­er dernier, a enflam­mé la toile. Retirée aus­si sec du site, elle mar­que le début de l’emballement médi­a­tique autour de la fusil­lade de Char­lie Heb­do et de la prise d’otages de l’Hyper Cacher.

Cer­taines télévi­sions, comme France 24, l’ont reprise, d’autres non. Alors qu’une cap­ture d’écran allait faire la Une de bien des quo­ti­di­ens étrangers, une course pour­suite s’engage dans les rues de Paris et de sa ban­lieue. Les noms des assas­sins, Chérif et Saïd Kouachi, ne sont pas encore con­nus. Mais déjà, de nom­breux médias sont sur place et enchaî­nent les directs. Bon nom­bre d’informations, vraies ou fauss­es, com­men­cent à circuler.

Le 8 jan­vi­er 2015, c’est une poli­cière munic­i­pale, Claris­sa Jean-Philippe, qui est abattue dans le dos, à Mon­trouge. Le lende­main, son assas­sin, Amédy Coulibaly, prend en otage l’Hyper Cacher de la porte de Vin­cennes. Pen­dant plusieurs heures, il va tenir un siège. À 40 kilo­mètres de là, dans la ville de Dammartin-en-Goëlle, les frères Kouachi sont retranchés dans une imprimerie, cernés, eux aus­si, par la police. L’assaut est immi­nent. À Paris, une ving­taine de vies sont en jeu, à Dammartin, une per­son­ne est restée dans l’imprimerie, cachée sous un évi­er. C’est sur le traite­ment de ces deux évène­ments que le Con­seil Supérieur de l’Au­dio­vi­suel (CSA) a ren­du ses con­clu­sions. Et la note est salée : 16 médias français sont mis en cause.

Pour­tant, comme le révèle un baromètre pub­lié par la Croix le 28 jan­vi­er, 64% des Français se dis­ent sat­is­faits du traite­ment des évène­ments. Reste que 45 à 49% d’entre eux jugent que les médias ont con­tribué à “aggraver les ten­sions entre les dif­férentes caté­gories de pop­u­la­tions”, qu’ils ont “mis des otages en dan­ger” ou “com­pliqué le tra­vail de la police”.

Par­mi les cri­tiques les plus vir­u­lentes, on peut not­er celle adressée à BFM-TV dont le jour­nal­iste, Dominique Rizet, a révélé la présence d’otages cachés au sous sol de la supérette prenant le risque d’en informer Amédy Coulibaly. Ou encore France 2, TF1 et RMC, accusés d’avoir divul­gué la présence de l’otage sous l’évier alors que le RAID et le GIGN n’étaient pas inter­venus dans l’imprimerie.


RMC. Le député Yves Albarel­lo révèle l’ex­is­tence d’un otage caché dans l’im­primerie de Dammartin-en-Goëlle. 

À « cache-cache » avec les forces de police

Flo­ri­an Mar­tin se sou­vient : “Je ren­trais d’un déje­uner de presse.” Ce jour­nal­iste radio, tra­vail­lant pour RTL habite dans la zone de l’Hyper Cacher. “De mon vasis­tas, je voy­ais les cars de police se met­tre en place, j’ai appelé ma sta­tion. 3 min­utes plus tard, j’étais en direct”, explique-t-il. Dans un pre­mier temps, il a pris des vidéos, mais rapi­de­ment, il s’est rav­isé : « Je ne souhaitais pas les dif­fuser ». A l’antenne, il a décrit ce qu’il voy­ait : les équipes du RAID et du GIGN se pré­parant à l’assaut. « Je n’ai pas dit le nom­bre d’a­gents. » Plus d’un mois après les faits, il racon­te avec force détails : « Mais de ma fenêtre, j’ai vu deux équipes de sept se pré­par­er ». Flo­ri­an ne regrette pas de ne pas avoir don­né ces infor­ma­tions, pour lui, il était impor­tant de ne pas met­tre en dan­ger les otages, de ne pas gên­er les policiers.

Sur les télévi­sions français­es, on a pu voir cer­tains jour­nal­istes s’avancer bien plus loin que les bar­rières de police, par­fois même au péril de leur vie.


Un reporter “refoulé” lors de la prise d’o­tage… par LeHuff­Post

Fabi­en, qui tra­vaille pour le site inter­net d’une chaîne de télévi­sion du ser­vice pub­lic était à Dammartin-en-Goëlle. « Les jour­nal­istes étaient fous, se sou­vient-il, nous pas­sions par les jardins des par­ti­c­uliers pour nous rap­procher de l’imprimerie, pour éviter la police ». De sa poche, il sort son télé­phone portable et ouvre le fichi­er des pho­tos. « A non, ça c’est un plat de lasagnes », s’excuse-t-il avant de pass­er à une vidéo mon­trant des jour­nal­istes mis en joue par des policiers.

« Ils s’étaient approchés à quelques cen­taines de mètres de l’imprimerie » explique-t-il. 

D’après Fabi­en, les rap­ports entre jour­nal­istes et forces de l’ordre étaient « ten­dus » ce jour là. « Nous n’avions aucune infor­ma­tion », se jus­ti­fie-t-il, « cer­tains d’entre nous ont décon­né ». Dans un sourire, Fabi­en recon­naît qu’entre la police et les médias s’est instal­lé « un jeu de cache-cache » dans les rues de Dammartin.

Si c’était à refaire, peut-être ne serait-il pas allé aus­si loin. « Je tenais un live-tweet et je n’aurais peut-être pas don­nés les noms des vil­lages où les policiers fai­saient étape », con­fesse-t-il. Sur le ter­rain, les jour­nal­istes étaient par­qués dans un lycée, à la périphérie de la ville et « celui qui gérait la com­mu­ni­ca­tion ne nous a pas don­né beau­coup d’informations ».

« Voilà, on a besoin que vous cessiez de tourner. »

S’il insiste sur l’importance de la lib­erté des médias, Jérôme Bonet, con­trôleur général du ser­vice d’information et com­mu­ni­ca­tion de la police nationale (SICOM) ne regrette pas moins la ges­tion des évène­ments. Selon lui, cette sit­u­a­tion, inédite n’a pas été gérée comme elle aurait dû l’être : du côté des médias comme de la police.

« La présence des médias n’ira pas en s’amoindrissant, nous avions déjà pu con­stater cela au moment de l’affaire Mer­ah. Nous sommes en cours de débrief­ing », explique-t-il. 

Le SICOM pour­rait revoir ses méth­odes de com­mu­ni­ca­tion : une meilleure for­ma­tion des agents sur le ter­rain, une aug­men­ta­tion du nom­bre d’attachés de presse pour mieux encadr­er les jour­nal­istes, une mul­ti­pli­ca­tion des comu­ni­ty man­agers, prompts à détecter toute infor­ma­tion sur les réseaux soci­aux… « Nous souhaitons éviter les rumeurs, les ‘Bad buzz’ », con­fie Jérôme Bonet.

Dans les bureaux du SICOM, Place Beau­vau, on n’en revient tou­jours pas de l’importance qu’a eu le réseau social Twit­ter : « Les tweets les plus repris n’étaient pas nos remer­ciements suite aux embras­sades du 11 jan­vi­er, s’enthousiasme-t-il, mais les infor­ma­tions, les vraies. »

Pour Jérôme Bonet, il ne faut pas non plus trop blâmer les jour­nal­istes : « Nous n’étions pas prêts non plus », s’excuse-t-il sans pour autant nier que la présence des jour­nal­istes et ce qu’il qual­i­fie « d’impatience médi­a­tique » a desservi les ser­vices de police. « Cer­taines déci­sions tac­tiques auraient pu être dif­férentes sans l’action des médias » concède-t-il.

Au SICOM, il y a bel et bien un avant et un après-Char­lie avec les médias. « Nous allons con­tin­uer de tra­vailler avec eux, bien sûr mais nous allons aus­si dépêch­er sur le ter­rain quelqu’un qui sera capa­ble de leur dire : ‘Voilà, on a besoin que vous cessiez de tourn­er’. Et qu’ils l’entendent » con­clut Jérôme Bonet, non sans insis­ter sur l’importance du « respect mutuel ».

C’est de ce même respect mutuel que par­le un jour­nal­iste du Point. Avec son équipe, il a très vite mon­té un pôle enquête et il insiste sur le tra­vail avec la police : « Ce sont eux qui nous ont don­né les infor­ma­tions », explique-t-il. Dans le cadre des évène­ments du mois de jan­vi­er, il a eu recours à bon nom­bre d’informateurs, a côtoyé les com­mu­ni­cants et jamais, affirme-t-il, il n’a « gril­lé [ses] sources ». S’il recon­naît que cer­tains médias sont allés trop loin, il insiste sur son désac­cord avec le CSA : « Ils n’ont pas pris en compte la réal­ité du terrain. »

Cepen­dant, il rap­pelle que suite à la déci­sion du Point de pub­li­er en Une la vidéo de l’assassinat d’Ahmed Mer­abet, « beau­coup de policiers n’ont plus voulu nous par­ler ». Avec le recul, lui non plus ne met­trait pas cette image en Une.

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« La dif­fu­sion de cette vidéo a été un choc pour les policiers », con­firme Christophe Crépin, le porte-parole du syn­di­cat UNSA Police. « Je ne vais pas faire la gueule aux jour­nal­istes, mais cer­tains d’entre eux m’ont franche­ment déçu », con­fie-t-il entre deux con­ver­sa­tions télé­phoniques au sujet de l’explosion d’une grenade dans un cen­tre de for­ma­tion de la police. « Mais si la cri­tique est facile, l’art est dif­fi­cile », tem­père le syndicaliste.

« Il est facile de juger a posteriori. »

Pour beau­coup de jour­nal­istes, se retrou­ver sur le ter­rain ne fut pas chose aisée. « Ça aurait pu être nous », con­firme l’un d’entre eux. Une jour­nal­iste de Radio France, présente devant les locaux de Char­lie Heb­do se sou­vient : « Je n’avais jamais vu autant de monde, une heure à peine après la fusil­lade, les télévi­sions étrangères fai­saient déjà des directs, nous étions tous très touchés. Alors oui, il y a peut-être eu des dérives », con­cède-t-elle. Directe­ment touchés, les médias étaient en prise à l’é­mo­tion. Elle l’a par­fois emporté sur un traite­ment rationnel des événe­ments. Un jour­nal­iste reporter d’images de TF1 con­firme : « C’était la con­fu­sion totale, nous avons fait ce que nous pouvions. » 

« On aurait dû faire quoi ? Pass­er des dessins ani­més ? », s’interroge un des jour­nal­istes qui a suivi les évène­ments pour la chaîne France 2. Selon lui, le CSA a réa­gi comme si la pré­somp­tion de bonne foi n’existait pas. « Il est facile de juger a pos­te­ri­ori », s’agace-t-il. Pour lui, France 2, dure­ment sanc­tion­née par le CSA, a fait son tra­vail d’information.

Dif­fi­cile alors, d’avoir une opin­ion tranchée sur la ques­tion. Agnès Thibault Lecuiv­re, vice pro­cureure chargée de la com­mu­ni­ca­tion au tri­bunal de grande instance com­prend bien cet impératif d’information, qui par­fois, explique-t-elle, « se heurte à celui de l’enquête ». Pour­tant, vu du par­quet, les médias ont bel et bien « entravé le tra­vail des enquê­teurs ». À Dammartin-en-Goëlle, elle ne s’explique pas non plus que cer­tains médias aient téléphoné dans l’imprimerie dans le but de join­dre les frères Kouachi. Sans réelle­ment « black­lis­ter » cer­tains médias, le par­quet répond néan­moins de plus ou moins bonne grâce depuis les évènements.

Si le tri­bunal se refuse à toute réponse quant à l’ouverture, ou non, d’une enquête sur les agisse­ments des jour­nal­istes au moment des atten­tats, le CSA, lui a été sans appel.

Pho­to d’en-tête : Des CRS devant les locaux de Char­lie Heb­do. Crédit : Muo­ra/Flick’r/cc