Education, Religion / Laïcité

À Sarre-Union, “le sale délire d’une jeunesse désœuvrée qui a pété un plomb”

La tornade médiatique passée et la visite de François Hollande terminée, les habitants de la petite bourgade alsacienne reconnaissent que les jeunes du coin sont en manque de stimulations sportives, culturelles et intellectuelles. S'ils sont les premiers à condamner le geste des cinq adolescents, le tableau qu'ils dressent permet de mieux comprendre le contexte dans lequel grandissent les jeunes de Sarre-Union.

Acte anti­sémite à Paris, bêtise d’ado­les­cents à Sarre-Union ? La ques­tion a été tranchée mer­cre­di 18 févri­er par le pro­cureur de Sav­erne : le “mobile anti­sémite” appa­rait “claire­ment” dans l’acte de pro­fa­na­tion du cimetière juif per­pétré par les cinq ado­les­cents de la région.

Mais pour les 3.250 habi­tants de la petite ville nichée entre Stras­bourg et Metz, il ne faut pas s’ar­rêter à la ques­tion idéologique, mais aller voir plus loin, du côté du con­texte dans lequel gran­dis­sent les jeunes de Sarre-Union.

Denis Lieb est pro­fesseur de sci­ences économiques et sociales au lycée Georges Imbert dont sont issus plusieurs des mineurs interpellés :

“C’est de la bêtise de tout ramen­er à l’antisémitisme ! Ça évite de se pos­er les bonnes ques­tions… Qu’est-ce qu’on fait pour la jeunesse de Sarre-Union ?”

Denis Lieb, professeur d'économie et d'éducation civique au lyée Georges Imbert de Sarre-Union.
Denis Lieb, pro­fesseur d’é­conomie et d’é­d­u­ca­tion civique au lycée Georges Imbert de Sarre-Union. (3 mil­lions 7 / L. Berland)

Mar­di, il a par­ticipé à la marche citoyenne organ­isée spon­tané­ment par les lycéens, en faveur de la paix et de la coex­is­tence entre les reli­gions. En queue de cortège, l’an­cien con­seiller général du Bas-Rhin bran­dis­sant fière­ment une pan­car­te avec la men­tion : “Plus jamais ça !! Que faire pour la jeunesse d’Al­sace Bossue.” 

L’Al­sace bossue”, c’est le nom don­né à coin sud du plateau lor­rain com­posé de deux can­tons et d’une poignée de micro-villages.

“Je ne sais même pas qui est juif au lycée”

À 10 heures, sur l’ini­tia­tive de deux mem­bres du con­seil de vie lycéenne (CVL), les élèves du lycée Georges Imbert se regroupent sur le park­ing qui jouxte le bâti­ment, munis de petites pancartes.

Le jeune Elysée, 16 ans, était dans la classe de l’un des mineurs accusé et alors en garde à vue. De con­fes­sion juive, il est inter­rogé par ses cama­rades sur ses impres­sions. “Je ne me suis jamais sen­ti stig­ma­tisé ici. On ne sait même pas qui est juif et qui ne l’est pas au lycée !”

Une marche spontanée pour la paix et la coexistence des République, a été organisée par les élèves du lycée Georges Imbert.
Une marche spon­tanée pour la paix et la coex­is­tence des République, a été organ­isée par les élèves du lycée Georges Imbert.

“Le sale délire d’une jeunesse désœuvrée qui a pété un plomb”

Le cortège arrive en bas de la rue des Juifs et mar­que une minute de silence. Deux femmes, pro­fesseurs de col­lège, fer­ment la marche. L’une d’elles a eu l’un des mineurs accusé d’avoir par­ticipé à la pro­fa­na­tion du cimetière, en classe de troisième l’an­née dernière. “Il était très intel­li­gent, ce n’é­tait pas un gamin à qui il man­quait des neu­rones… C’est triste, c’est très triste”, soupire-t-elle.

Mais quand cer­taines instances religieuses ou poli­tiques com­men­cent à met­tre en doute le rôle de l’é­cole et la mis­sion de sen­si­bil­i­sa­tion des pro­fesseurs à la mémoire de la Shoah, l’en­seignante réag­it au quart de tour :

“En His­toire, on fait déjà énor­mé­ment de choses à l’é­cole ! On les emmène tous les ans au musée, on par­ticipe au Con­cours nation­al de la Résis­tance, on leur mon­tre des doc­u­men­taires, on en par­le en classe… On fait ce tra­vail et on ne compte pas nos heures ! 

Ce qu’on leur dit en classe, ça les touche, ils com­pren­nent.. mais une fois dehors, ça leur sort de l’esprit et ils cherchent des choses à faire. 

C’est juste le sale délire d’une jeunesse désœu­vrée qui a pété un plomb…”

Place de la République, le groupe se masse autour de la Fontaine aux boucs. Un lycéen prend rapi­de­ment la parole puis les élèves se pla­cent en rang d’oignon le long de la rue du Maréchal Foch. Quelques min­utes plus tard, le cortège prési­den­tiel passe devant leurs pan­car­tes aux men­tions “Respect”, “Accep­ta­tion” et “Coex­is­tence”, avant se ren­dre au cimetière, quelques cen­taines de mètres plus loin.

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Les élèves du lycée Georges Imbert de Sarre-Union, atten­dent le pas­sage du cortège prési­den­tiel. (3 mil­lions 7 / L. Berland)

“On est coincés ici quand on n’a pas le permis”

Pen­dant la marche, les gamins avouent : “C’est vrai qu’il n’y a pas grand chose à faire ici… Si, il y a du foot ! Mais à part ça…” Pas de ciné­ma, de piscine, pas de cen­tre com­mer­cial. Le Cen­tre cul­turel dif­fuse bien quelques films, mais plusieurs mois après leur sor­tie en salle.

Yal­cine Alpaslan, 17 ans, passe son Bac Pro ges­tion-admin­is­tra­tion. Il rêve que son mes­sage soit enten­du par le maire de Sarre-Union, Marc Séné :

« Ici il n’y a pas d’activités pour les jeunes après 19h. On s’ennuie, il n’y a pas de salle ou d’en­droit pour se réu­nir entre jeunes. Alors tout le monde ren­tre chez soi, pour se met­tre devant l’ordinateur, la télé ou la console.

Ce n’est pas dif­fi­cile de met­tre 4 bancs ou un canapé dans un coin, d’or­gan­is­er un tournoi de foot avec des jeunes d’autres villes…Je ne pense pas que ce soit un truc de fou ce qu’on demande.”

Yal­cine con­nait les jeunes qui ont pro­fané les tombes, même si “ce ne sont pas des amis proches”. Ils n’é­taient pas mau­vais élèves mais “ils s’en foutaient”, rap­porte-t-il. Comme lui, d’autres lycéens ayant côtoyé les sus­pects évo­quent un manque de moti­va­tion, des provo­ca­tions envers l’au­torité, de l’ab­sen­téisme. Ils décrivent des ado­les­cents qui ne trou­vaient pas d’in­térêt à étudi­er, étaient “per­tur­bés”, “un peu per­dus”.

“On est coincés quand on n’a pas le per­mis !” estime Hadia, anci­enne élève du lycée Georges Imbert, âgée aujourd’hui de 23 ans.“Il faut au moins 20–30 min­utes en voiture pour aller à Sar­rebourg ou Sar­guem­ine.” Sans par­ler des grandes villes — Stras­bourg et Metz — à une heure de route.

Après son BTS, Hadia a décidé de chang­er d’air : “Je vais pass­er un an min­i­mum aux Etats-Unis. On ver­ra à la fin si j’ai envie de revenir ou pas !”

En migrant vers Stras­bourg ou d’autres grandes villes de l’Est après le bac, ces jeunes adultes lais­sent un vide. Des grands frères et des grandes sœurs absents, comme autant de cadres et d’ex­em­ples sur lesquels les plus jeunes ne peu­vent plus s’appuyer.

Manque de structures d’accueil, de loisirs et d’accompagnement

“Ici, il y a surtout de quoi occu­per les moins de 12 ans et les seniors, mais pour les ado­les­cents, il n’y a pas grand chose”, con­cède une chargée d’accueil du cen­tre socio-cul­turel de Sarre-Union. 

Le centre socio-culturel de Sarre-Union, à deux pas du lycée Georges Imbert.
Le cen­tre socio-cul­turel de Sarre-Union, à deux pas du lycée Georges Imbert.

Pour elle, le déficit de moyens financiers, mais surtout humains, empêche de venir en aide cor­recte­ment à la jeunesse délais­sée de Sarre-Union. Situé à deux pas en con­tre­bas du lycée Georges Imbert, le cen­tre voit défil­er col­légiens et lycéens, tous les soirs après les cours. “Ils trainent dans les couloirs parce qu’ils n’ont pas de salle à eux”, relève-t-elle. 

“Les faits ont été com­mis un jeu­di après-midi… Que fai­saient-ils dehors ?” s’é­tonne Anaïs, 27 ans, engagée dans la vie locale. De quoi rebondir sur la prob­lé­ma­tique de fond, qui touche Sarre-Union, comme de nom­breuses autres petites villes de France, sans véri­ta­ble poli­tique pour la jeunesse :

“De quoi dis­posent les jeunes de Sarre-Union pour occu­per leur temps ? Quels moyens sont mis en place par la munic­i­pal­ité ou les autres éch­e­lons de l’Etat ?

L’incivilité doit nous met­tre la puce à l’oreille quant au sen­ti­ment de citoyen­neté de ces jeunes. Je trou­ve qu’il y a de gros prob­lèmes en ter­mes d’accompagnement des jeunes dans leur citoyen­neté naissante.”

Or pour Anaïs, le prob­lème n’est pas nou­veau et il y a urgence :

“Pen­dant que les jeunes étaient au cimetière, jeu­di après-midi, on était juste­ment en train d’avoir un débat autour de la jeunesse et de son avenir, on était en train de se dire qu’il n’y avait pas d’en­droit pour créer du lien entre les habi­tants, entre les généra­tions. On s’at­tendait à ce que la sit­u­a­tion devi­enne dra­ma­tique dans vingt ans… Mais on s’est totale­ment gouré dans le tim­ing! Main­tenant, j’e­spère qu’on ne va pas se con­tenter de “guérir”, alors qu’il faut avant tout “prévenir”.”