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“Un gouffre culturel” entre l’occident et le monde arabe, selon le président égyptien (Der Spiegel)

Du coup d'État contre les Frères Musulmans à l'emprisonnement de trois journalistes d'Al-Jazeera en passant par la lutte contre le jihadisme, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a livré une interview sans concessions au magazine allemand Der Spiegel. Il s'attaque en particulier aux Frères Musulmans, qu'il considère être une menace plus grande encore que le groupe État islamique. Extraits choisis.

Il veut don­ner l’im­age d’un homme fort, tant chez lui que sur la scène inter­na­tionale. C’est le sens de l’in­ter­view don­née par le prési­dent égyp­tien Abdel Fat­tah al-Sis­si à l’heb­do­madaire alle­mand Der Spiegel, dont la tra­duc­tion en anglais est disponible en ligne.

Élu en mars 2014 avec 96% des suf­frages, cet ancien homme fort de l’ar­mée revient longue­ment sur son arrivée au pou­voir, après un vio­lent coup d’É­tat con­tre son prédécesseur Mohamed Mor­si, soutenu par les Frères Musul­mans, en juin 2013.

Moins de morts en Égypte que dans les autres pays arabes

S’il regrette que de nom­breux man­i­fes­tants égyp­tiens, descen­dus dans les rues en mai 2013 pour soutenir le gou­verne­ment islamiste, aient été tués au cours de sa prise de pou­voir, il estime que l’ar­mée a, in fine, pro­tégé son peu­ple. Il se livre alors à une com­para­i­son mor­bide avec les autres pays de la région :

Regardez l’am­pleur des pertes humaines au cours des 10 dernières années en Irak, en Syrie, en Libye et au Yémen. La pop­u­la­tion égyp­ti­enne est presque égale à celles de tous ces pays réu­nis. Si vous regardez le nom­bre de per­son­nes qui sont mortes, vous vous apercevrez que l’ar­mée a pro­tégé le peu­ple égyptien.

Réagis­sant sur le recours par l’ar­mée et la police de balles réelles con­tre la pop­u­la­tion, Al-Sis­si explique qu’il s’agis­sait d’une réponse appro­priée à la vio­lence des man­i­fes­tants, qui refu­saient de se dis­pers­er. Une atti­tude que le prési­dent égyp­tien attribue aux dif­férences cul­turelles entre les égyp­tiens et les occidentaux :

Je n’ai pas honte d’ad­met­tre qu’il existe un gouf­fre cul­turel entre nous et vous. La police et le peu­ple en Alle­magne sont civil­isés et ont un sens de la respon­s­abil­ité. La police alle­mande est com­pé­tente et reçoivent le meilleur entraîne­ment. Et dans votre pays, les man­i­fes­tants n’u­tilis­eraient pas d’armes au milieu d’une man­i­fes­ta­tion pour cibler la police.

Al-Sis­si va même plus loin et fait le lien entre les man­i­fes­ta­tions pro-Mor­si et le fon­da­men­tal­isme islamique :

Il faut faire la con­nex­ion entre ces man­i­fes­ta­tions organ­isées par les Frères Musul­mans et le ter­ror­isme auquel nous faisons face, qui est guidé par des idées fon­da­men­tal­istes. Ces per­son­nes croient être des mar­tyrs qui iront au par­adis une fois morts.

La liberté d’expression reléguée au second plan

Inter­rogé sur les restric­tions à la lib­erté d’ex­pres­sion mis­es en place depuis son arrivée au pou­voir, le prési­dent égyp­tien tient un dis­cours pour le moins dou­teux. Selon lui, “les Droits de l’Homme ne peu­vent pas se réduire à la sim­ple lib­erté d’ex­pres­sion”. Une ritour­nelle bien utile pour éviter de répon­dre sur l’emprisonnement par la Jus­tice égyp­ti­enne de trois jour­nal­istes d’Al-Jazeera en juin 2014, accusés de soutenir les Frères Musulmans :

Si j’avais été en poste à ce moment-là, j’au­rais voulu éviter tout prob­lème sup­plé­men­taire et leur aurais demandé de quit­ter le pays. […] Je n’au­rais jamais souhaité que nous ayions ces prob­lèmes. Ils ternissent la répu­ta­tion de l’É­gypte. Mais la sit­u­a­tion dans laque­lle nous nous trou­vions alors était celle de trou­bles poli­tiques et de confusion.

Les extrémistes musulmans “insultent l’Islam”

Le prési­dent Al-Sis­si est un enne­mi déclaré de l’is­lamisme poli­tique et prône un régime mod­éré. En décem­bre, il avait ain­si appelé à “révo­lu­tion­ner” l’Is­lam face aux lead­ers religieux de son pays, réu­nis à l’u­ni­ver­sité Al-Azhar. Un dis­cours qu’il martèle en choi­sis­sant des mots durs :

Ces extrémistes n’in­sul­tent pas seule­ment l’Is­lam, ils offensent aus­si l’im­age de Dieu, le tout-puissant.

Plus loin, il n’hésite pas à com­par­er les Frères Musul­mans au groupe État islamique, même si le pre­mier reste, selon lui, la cause de tous les problèmes :

Les deux parta­gent la même idéolo­gie. Mais les Frères Musul­mans sont à l’o­rig­ine de tout. Tous les autres mou­ve­ments extrémistes ont émané d’eux.

Une posi­tion rad­i­cale qui rejoint celle des néo-con­ser­va­teurs améri­cains qui récla­ment, à l’in­star de la répub­li­caine Michele Bach­mann, l’a­jout par les États-Unis des Frères Musul­mans à la liste des organ­i­sa­tions ter­ror­istes (lien en anglais).

L’in­ter­view orig­i­nale du Der Spiegel (en alle­mand), parue le 31 jan­vi­er, est à retrou­ver ici (payant).

Pho­to d’en-tête: graf­fi­ti d’Ab­del Fat­tah al-Sis­si (Wiki­me­dia Commons)