Monde

Inspire, le magazine du jihad next door

Inspire, un curieux média, faisait son apparition sur internet à l’été 2010. Produit et diffusé par Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), ce magazine numérique en anglais est destiné aux musulmans résidant hors du monde musulman et ne maîtrisant pas ou mal l’arabe. Inspire fait le pari de propager le message jihadiste en toute décontraction. Depuis ses intentions jusqu’aux noms de ses rédacteurs, le magazine joue la carte de la transparence. Il reste pourtant méconnu en France, où d'autres médias du même bois le concurrencent désormais.

Il suf­fit de taper quinze let­tres sur son clavier, puis de deux clics, et vous voilà sur la page d’accueil de la bible jihadiste en langue impie, du brévi­aire du ter­ror­iste igno­rant l’idiome du « Prophète ». Le doigt de l’internaute n’a plus qu’à « scroller » (faire défil­er la page) et les rubriques du mag­a­zine seront dévoilées sous ses yeux ébahis. Qu’y voit-on ? Une œuvre insouten­able ? Même pas, dans un pre­mier temps, le lecteur décou­vre une pen­sée incen­di­aire coulée dans les formes d’une pub­li­ca­tion des plus clas­siques… et sophis­tiquées. Expli­ca­tion de texte.

1. Une forme léchée pour mieux lyncher

La maque­tte est irréprochable, le mar­ket­ing soigné. La police et le rubricage util­isés témoignent que Anwar Al-Awlaqi, qui a mis le titre au point avant d’être tué il y a qua­tre ans dans un raid améri­cain au Yémen, n’a pas volé son surnom de « Ben Laden d’Internet ». Si cer­taines pages sont inno­vantes, on ne coupe pas à cer­tains pas­sages oblig­és : l’édito, un « Le saviez-vous ? », des « points à retenir », des notices nécrologiques (toutes con­sacrées à des « mar­tyrs »)…pas de chronique sexo bien sûr mais une dou­ble-page dédiée au lec­torat féminin, inti­t­ulée : Sister’s cor­ner (« Le coin de la sœur »).

Capture d’écran "The Sister's corner"

Le numéro 12 d’Inspire se met au rose pour s’adress­er aux femmes (cap­ture d’écran).

Inspire com­bine les codes du numérique et de la presse écrite, entre esthé­tique 2.0 et pag­i­na­tion tra­di­tion­nelle. Le mag­a­zine s’adresse explicite­ment à un pub­lic ini­tié aux mys­tères du Web. Il con­seille ain­si à ses lecteurs « d’utiliser leurs prox­ys pour assur­er leur sécu­rité » (un proxy est un dis­posi­tif Inter­net per­me­t­tant de cacher son adresse IP). Le média n’en oublie pas pour autant les recettes immé­mo­ri­ales de la presse, croisant à l’occasion jeux de mots et références cul­turelles dans leurs titres, comme ici :The good, the lamb and the ugly.  (détourne­ment du titre orig­i­nal du film, Le bon, la brute et le truand). Un chas­sé-croisé formel qu’accompagne un imbroglio sur le fond.

2. La petite cuisine du terrorisme

Inspire n’y va pas par qua­tre chemins. Dès l’édito, on annonce qu’un dossier incul­quera à l’apprenti-terroriste le savoir-faire néces­saire à la fab­ri­ca­tion d’une bombe. Et le jour­nal­iste con­clut avec une gour­man­dise amusée: « Et la bonne nouvelle…c’est que vous pou­vez la pré­par­er dans la cui­sine de votre mère ! » Gour­man­dise amusée et meur­trière : on a retrou­vé chez les frères Tsar­naev, auteurs des atten­tats de Boston, un exem­plaire d’Inspire. La fratrie d’o­rig­ine tchétchène avait d’ailleurs élaboré leurs bombes arti­sanales avec des usten­siles de cui­sine: des cocottes-minutes.

Pages intérieures

Cap­ture d’écran d’In­spire n°12.

Les encour­age­ments au jihad ou à l’hijra (émi­gra­tion du musul­man vers les ter­res d’Islam) emprun­tent des voies divers­es. Une exégèse du Coran s’échine à jus­ti­fi­er les camps d‘entraînement et autre pré­pa­ra­tion à la guerre « sainte ». Par ailleurs, des jihadistes pren­nent la plume pour partager leur expéri­ence. Ain­si, avant d’expliquer qu’il a quit­té sa vie européenne après avoir vu, dit-il, « un cou­ple forni­quer à côté du porche d’une église », un cer­tain Hafiz al-Urup­pi dresse la feuille de route de l’action ter­ror­iste made in Inspire : « Je veux don­ner comme con­seil à mes frères et sœurs de la nation musul­mane, surtout à ceux qui rési­dent en Europe et aux Etats-Unis, de rejoin­dre les effec­tifs gran­dis­sants des mou­jahidins (com­bat­tants) des ter­res de jihad ou de men­er des actions ter­ror­istes à l’intérieur de Dar al-Kufr (pays des infidèles) lui-même. Vous n’avez pas besoin de faire ça en groupe. Faites-ça de votre côté. N’en par­lez à per­son­ne, pas même à vos amis les plus proches. Et sou­venez-vous que vous avez tant d’outils à votre dis­po­si­tion. »

Cette dimen­sion pra­tique est très ‘cash’ dans tous les sens du terme. Ce jihad à la portée du pre­mier venu a un objec­tif pré­cis, sou­vent rap­pelé par Inspire : atta­quer les occi­den­taux au porte-mon­naie afin de provo­quer leur effon­drement. D’après le mag­a­zine, le jihad est rentable, le jihad est bank­able : « Nous devons épuis­er l’économie améri­caine en l’incitant à con­tin­uer ses énormes dépens­es mil­i­taires et sécu­ri­taires (…) ça ne nous coûte que quelques atten­tats par-ci par là. »

Un ter­ror­isme d’épicier, dérisoire ? En par­tie, et ce côté dérisoire se retrou­ve ailleurs. Inspire aime à s’autocongratuler. Plusieurs pages relèvent les men­tions faites d’Inspire par des dirigeants améri­cains, européens ou par leurs alliés. Mais cette rédac­tion n’en est pas à une sur­prise près. De manière récur­rente, elle proclame son amour débor­dant pour la démoc­ra­tie en cher­chant à dénon­cer ce qu’elle con­sid­ère comme les crimes et les poli­tiques lib­er­ti­cides des Occi­den­taux : entre autres, Inspire reproche à l’armée israéli­enne de « mal­traiter les jour­nal­istes étrangers » en poste en Pales­tine. Il blâme les Etats-Unis de ne pas respecter les accords de Genève, réclame la lib­erté d’expression pour Julian Assange et Edward Snow­den puisque « les blas­phé­ma­teurs ont, eux, le droit de s’exprimer ». Enfin, il pré­tend que Bo, le chien de Barack Oba­ma, mange mieux que le com­mun des mor­tels aux Etats-Unis et le tout aux frais « de 100 mil­lions de con­tribuables améri­cains » !

3. AQPA production

Les pre­miers mois qui ont suivi le lance­ment d’Inspire, à l’été 2010, ont été ceux de la per­plex­ité : d’où sor­tait cette pro­pa­gande islamiste d’un nou­veau genre ? Assez vite cepen­dant, le tableau s’est pré­cisé : comme il le pré­tend lui-même, le mag­a­zine est bien l’œuvre d’Al Qaï­da dans la Pénin­sule Ara­bique (AQPA, une des branch­es les plus actives et dan­gereuses d’Al Qaï­da, selon les États-Unis) qui le pilote depuis le Yémen. Mais Inspire pousse la trans­parence plus loin : le nom d’un cer­tain nom­bre d’auteurs est connu.

À com­mencer par Anwar Al Awlaqi, une de ses fig­ures tutélaires. S’il est mort depuis plusieurs années, la référence au per­son­nage reste chère à Inspire qui pub­lie dans son dernier numéro, une séance de « Ques­tions-répons­es » entre l’imam améri­cano-yéménite et des inter­nautes. Né aux États-Unis, Al-Awlaqi est diplômé notam­ment de l’université du Col­orado. Il prêche à San Diego (Cal­i­fornie) puis à Wash­ing­ton, avant de s’envoler vers le Yémen. Son appétit pour Inter­net ren­voie une image atyp­ique du personnage.

Anwar al Awlaqi dans Inspire

Cap­ture d’écran de l’in­ter­view d’Al-Awlaqi repro­duite dans Inspire n°12.

Yahyia Ibrahim est lui, sem­ble-t-il, bien vivant. Il s’agit de l’éditorialiste et rédac­teur en chef d’Inspire. Il aurait séjourné au Cana­da selon quelques obser­va­teurs. Sa sig­na­ture, qui s’affiche dans les pre­mières pages, intrigue. Jusqu’à met­tre cer­tains jour­nal­istes aux abois : en mars 2014, The Tele­graph, jour­nal bri­tan­nique, rédi­geait ses excus­es un an après avoir illus­tré un arti­cle con­sacré à Inspire par une pho­to de Yahyia Ibrahim… un uni­ver­si­taire n’ayant stricte­ment rien à voir avec le jihad.

4. Qui sont les « inspirés » ?

Le lec­torat d’Inspire s’est éten­du rapi­de­ment. Selon Math­ieu Guidère, islam­o­logue et spé­cial­iste du ter­ror­isme, qui s’exprimait dans Le Figaro, le mag­a­zine avait été téléchargé 150 000 fois entre jan­vi­er et mai 2013 con­tre 20 000 fois en 2010. Mais le mag­a­zine peut être con­fron­té à plusieurs prob­lèmes. Au pre­mier chef, sa fréquence de pub­li­ca­tion, très irrégulière : le dernier numéro, le douz­ième, est daté du print­emps dernier. De plus, sa rédac­tion en anglais a con­tribué bien sûr à la ren­dre influ­ente dans le monde anglo-sax­on (comme l’exemple des frères Tsar­naev l’a mon­tré) mais gêne son expan­sion dans les pays ne pra­ti­quant pas l’anglais. Cinq ans après son appari­tion, Inspire a fini par sus­citer des émules.

 

5. Les cousins français d’Inspire

Le jihad se décline désor­mais dans toutes les langues et tous les moteurs de recherche. Le suc­cès d’Inspire a fait naître des ambi­tions chez les plumi­tifs de l’islamisme rad­i­cal. Aujourd’hui, des mag­a­zines appel­lent au ter­ror­isme avec les mots du Larousse, et sont tout aus­si aisés à trou­ver en ligne que leur célèbre prédécesseur. Par­mi ces brochures en Français, on trou­ve notam­ment ISR. Des­tiné à cou­vrir l’actualité de la cam­pagne des com­bat­tants jihadistes en Irak par­ti­c­ulière­ment, et mis­ant beau­coup sur les pho­tos, IS Reportage est un curieux hybride entre le bul­letin mil­i­taire clas­sique et le Nation­al Geo­graph­ic, dans une forme suc­cincte aux textes rel­a­tive­ment courts.

Capture d’écran d'ISRCap­ture d’écran du 4e numéro de ISR

En ligne depuis quelques mois, Dar al-Islam, égale­ment en Français, joue sur un tout autre reg­istre qu’ISR. Le for­mat est sim­i­laire à celui d’Inspire mais le titre ne parvient pas au même degré de pro­fes­sion­nal­isme, bal­ançant entre quelques fautes de syn­taxe, d’orthographe et une mise en page plus austère.

Une de Dar al-Islam

Cap­ture d’écran du pre­mier numéro de Dar Al-Islam

Une sobriété qui s’explique cepen­dant : le mag­a­zine sem­ble jouer la carte de la pureté théologique. Ain­si la plu­part des arti­cles s’ouvrent par des cita­tions du Coran tan­dis que sourates (chapitres du Livre) et hadiths (paroles attribuées au prophète et ses com­pagnons) émail­lent les textes. Dar al-Islam suit aus­si une toute autre ligne édi­to­ri­ale en matière de poli­tique qu’Inspire. Loin de l’ironie pré­ten­du­ment « démoc­ra­tique » de celui-ci, Dar al-Islam voit dans le suf­frage uni­versel l’un des pires enne­mis de l’Islam, écrivant ain­si : « Les démoc­rates qui don­nent le droit de légifér­er au peu­ple sont des idol­âtres. »

Cette pro­fu­sion de pub­li­ca­tions appelant au jihad et leurs dif­férences sur le fond et la forme se com­pren­nent assez bien. Inspire est une créa­tion d’Al-Qaïda tan­dis qu’ISR et Dar Al-Islam cherchent tous deux à asseoir la légitim­ité du groupe Etat islamique. Le signe que ces mag­a­zines ne sont pas seule­ment des out­ils de pro­pa­gande con­tre les occi­den­taux mais aus­si les armes d’une guerre, si ce n’est d’idéologies, du moins de com­mu­ni­ca­tion à l’œuvre entre des organ­i­sa­tions islamistes rivales.