Culture

La folle nuit de la sortie du Charlie Hebdo “des survivants” avec un kiosquier de Paris

Depuis sa sortie le 14 janvier dernier, le numéro des « survivants » de Charlie Hebdo continue d’être en rupture de stock chez de nombreux buralistes en France et à l’étranger. En tout, plus de sept millions d’exemplaires ont été imprimés. Un tirage historique qui a nécessité un travail colossal de la part des imprimeurs, mais aussi des kiosquiers. Blandine Garot était avec l’un d’entre eux lors de la sortie du journal satirique, le 14 janvier dernier.

« Je pense que l’on s’apprête à vivre une journée et une vente his­torique ». Kiosquier, Philippe est instal­lé depuis 23 ans sur l’avenue des Gob­elins dans le 13e arrondisse­ment de Paris. Il est le gérant de l’une des plus grandes maisons de presse du quartier.

Depuis vingt-trois ans, Philippe se lève tous les matins à 4 heures pour recevoir les jour­naux et pré­par­er son kiosque. Vingt-trois ans aus­si qu’il ouvre chaque jour à 7h30 pétantes et accueille ses pre­miers clients. Et vingt-trois ans surtout qu’il vend chaque mer­cre­di Char­lie Heb­do. Une rou­tine bien rodée…

Pour­tant dans la nuit du 14 jan­vi­er, un va-et-vient inhab­ituel de car­tons devant le numéro 25 rompt le silence du quarti­er, encore endor­mi. Il est 2h30. Les traits du vis­age tirés, une barbe de deux jours et les cheveux hir­sutes, Philippe est déjà au tra­vail. Seul au fond de son mag­a­sin, il déballe, il compte et il range. Mais aujourd’hui tout est dif­férent. Il ouvri­ra à 5 heures. « Pour gér­er la foule, il vaut mieux se don­ner du temps », nous confie-t-il.

Un engouement difficile à gérer

« Les clients n’en ont rien à faire de savoir com­ment s’organise notre tra­vail, ce qu’ils désirent en entrant ici, c’est avoir leur jour­nal. Un point c’est tout », s’exclame-t-il. Per­son­ne en effet ne se doute qu’il fau­dra à Philippe un peu plus de trois heures pour gér­er cette journée, qui s’annonce déjà fatigante.

Dans la vie de ce kiosquier, c’est la pre­mière fois qu’il voit un tel engoue­ment pour le jour­nal satirique qu’est Char­lie Heb­do. Depuis une semaine, il est en trac­ta­tion direct avec l’Union des imprimeurs afin d’avoir suff­isam­ment de numéros pour répon­dre à la demande.

Une semaine aus­si qu’il dit à ses clients qu’il ne pren­dra pas ni com­mande ni  réser­va­tion. Aucun passe-droit ne sera accordé. «J’ai des per­son­nes que je n’ai pas vu depuis 15 ans et qui m’ont souhaité la bonne année sur mon portable, tout ça pour avoir un Char­lie, iro­nise-t-il, s’ils en veu­lent un, ils vien­dront à 5 heures. »

Des cartons de livraison sécurisés

Le compte-à-rebours a com­mencé. Les trois heures à venir seront ryth­mées d’alertes sur son télé­phone afin d’être dans les temps. Une dizaine de car­tons rem­plis de Char­lie l’attend déjà. « Ils ont été sécurisé car il faut bien se dire que c’est de l’argent ». Pour cette rai­son, Philippe nous demande de ne pas divulguer le nom­bre exact de numéro qu’il a en sa pos­ses­sion. Nom­bre sans com­para­i­son avec la vente habituelle. « Avant le drame, j’en rece­vais trente par semaine » nous dit-il. Ce 14 jan­vi­er pour­tant, il en aura « beau­coup plus qu’une région de France », sans nous dire pour autant laquelle.

Placé au plus grand car­refour du quarti­er, il sait qu’il ver­ra du monde aujourd’hui. « Les gens vont venir l’acheter, c’est cer­tain mais com­bi­en vont réelle­ment le lire », soupire-t-il.

« Aujourd’hui, je ne gag­n­erai pas d’argent. L’intégralité de la vente sera rever­sée au jour­nal, dit-il tout en ajoutant franche­ment, mais on ne nous a pas demandé notre avis. Les instances syn­di­cales nous l’ont imposé ». Et il le déplore. A l’heure où les ventes en kiosque dégringo­lent, « un tel évène­ment aurait fait du bien pour­tant », selon lui.

Une volonté de rendre hommage à la presse

4h30. Le comp­tage est enfin ter­miné. Il est temps de s’occuper de la vit­rine. Aujourd’hui, il fera la part belle à Char­lie Heb­do. Il ne met­tra pas seule­ment la Une mais chaque page de l’hebdomadaire sera affichée. « Je vais leur ouvrir toutes les pages car y a des gens qui n’ont pas les trois euros (prix auquel est ven­du Char­lie Heb­do, ndlr) mais surtout pour que cer­tains décou­vrent le pro­duit et arrê­tent de par­ler sans savoir », insiste-t-il.

Un ami de longue date. Philippe est triste ce matin en décou­vrant Char­lie : « Beau­coup de gens ne l’ont jamais lu, ils pensent qu’il y a à l’intérieur unique­ment des dessins, cri­tique-t-il tout en ne pou­vant pas s’empêcher de lâch­er, mais putain qu’est-ce-que ces dessi­na­teurs étaient drôles ! ». Nos­tal­gique, il se sou­vient des dédi­caces qu’il avait réal­isées ici même avec Cabu et Georges Wolinski.

A présent, il est temps de lever le rideau métallique. Les lumières du mag­a­sin s’allument et Philippe ouvre à peine la caisse que déjà une dizaine de per­son­nes entrent. Son souhait est que cette frénésie résiste au temps. Pour cela, il nous donne d’ores et déjà ren­dez-vous au prochain numéro.

Pho­to d’en-tête : Les unes des jour­naux nationaux exposées par le kiosquier le 14 jan­vi­er ( CFJ / B. Garot )