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Marche lycéenne : pèlerinage en terre républicaine

Une trentaine de lycéens partis à pied de Bordeaux sont arrivés à Paris, ce weekend. Ils marchaient pour « l’unité » et en hommage aux victimes des attentats survenus entre le 7 et 9 janvier derniers. 3 Millions 7 les a rejoints à Lieusaint (Seine-et-Marne) pour suivre leurs derniers kilomètres ensemble. Reportage.

Moins d’une semaine après les atten­tats de Char­lie Heb­do, ils ont fait leur sac en toute hâte. Quit­ter la France ? C’est une idée qui n’a pas effleuré Redouane, Samy, Thomas, Jean-Bap­tiste, Zel­da et la poignée d’autres élèves du lycée Mon­taigne à l’o­rig­ine de la marche citoyenne en hom­mage aux vic­times des attaques. Ils souhaitaient sim­ple­ment aller à la ren­con­tre des Français, mon­tr­er le vis­age d’une France « libre et unie ».

Le 13 jan­vi­er, neuf d’en­tre eux sont par­tis de Bor­deaux, avec l’autorisation de leurs pro­fesseurs, pour entamer cette « marche de l’unité » de 600 kilo­mètres, en pleine semaine de cours. A Poitiers, Orléans ou Angoulême, par­fois entre deux points de chutes, de nou­veaux marcheurs les ont rejoints, pour quelques mètres et par­fois beau­coup plus. Le 23, ils étaient une cinquan­taine, orig­i­naires des qua­tre coins du pays à gag­n­er la capitale.

Avec des tem­péra­tures proches de zéro, à rai­son d’au moins 40 kilo­mètres de marche quo­ti­di­enne, le tra­jet n’a pas été de tout repos. Que ce soit pour défendre « les valeurs de la république », « l’unité, la lib­erté d’expression», « con­tre les amal­games », et pour le « vivre-ensem­ble », cha­cun d’entre eux avait une bonne rai­son de par­ticiper. Et pas mal d’ampoules aux pieds. Comme pour pro­longer l’esprit du 11 janvier.

La marche arrive à Paris.
La marche arrive à Paris (3millions7 / L. Le Runigo)

« Ça risque de déconner en France, il faut faire quelque chose »

A l’image des rassem­ble­ments qui ont suivi les atten­tats, le mou­ve­ment s’est lancé spon­tané­ment. Cette fois, tout part d’un tex­to que Redouane, en ter­mi­nale S au lycée Mon­taigne, envoie à son copain Samy en cours de physique. « Ça risque de décon­ner en France, il faut faire quelque chose », lance-t-il. Avec quelques amis, l’idée d’une ini­tia­tive sem­blable à la « marche des beurs » de 1983 ne tarde pas à s’imposer. Le principe, accepter tous les nou­veaux arrivants sans dis­tinc­tion et les plac­er sur un pied d’é­gal­ité. « Ceux qui font cinq mètres ont la même impor­tance que ceux qui font toute la marche » estime Redouane.

« Je suis allé sur les réseaux soci­aux, j’ai lu pas mal d’articles, j’ai com­mencé à enten­dre qu’il y avait des mosquées attaquées et je me suis ren­du compte qu’il y avait des gens qui se ser­vaient de ce drame (Char­lie Heb­do) pour divis­er tout le monde » explique le jeune homme.

Devant la gare de Lieu­saint-Moissy (Seine-et-Marne), c’est un flot de jeunes marcheurs euphoriques qui descend du bus ‑une aide motorisée qu’ils s’au­torisent quand l’épuise­ment men­ace. Alors qu’ils vien­nent, tout sourire, à la ren­con­tre des quelques policiers qui les escor­tent, leurs vis­ages ne lais­sent cepen­dant percevoir aucun signe de fatigue. Cette courte pause avant de repren­dre la route est aus­si l’occasion d’accueillir deux ou trois nou­veaux venus, qui souhait­ent par­ticiper au dernier jour de  marche, comme Wes­ley, étu­di­ant à Sav­i­gny-le-Tem­ple, à quelques kilo­mètres de là.

Au fil des jours, des pro­fils très dif­férents se sont ajoutés au groupe. Zoïa, 16 ans est prési­dente de la FIDL, la fédéra­tion lycéenne. Dès qu’elle a eu con­nais­sance de l’existence de la marche, elle a voulu par­ticiper. Sa mère, un peu inquiète, a tenu à l’accompagner. « Je ne pou­vais pas lui dire non», jus­ti­fie-t-elle. Comme elle, Lau­rent s’est lais­sé con­va­in­cre par sa fille Fan­ny, et son neveu Lucas, 14 et 13 ans, de rejoin­dre le mouvement.

Lucas, treize ans, est le benjamin de la manifestation. Il défile en famille.
Lucas, treize ans, est le ben­jamin de la man­i­fes­ta­tion. Il défile en famille. (3millions7 / L. Le Runigo)

« On ne peut pas dire: “on s’est engueulé, on abandonne“ »

22 heures. Sur le tapis de sol géant du gym­nase de Moissy-Cra­mayel (Seine-et-Marne), où les lycéens passent la nuit, les esprits com­men­cent à s’échauffer. C’est l’heure de « l’Assemblée générale ». Au cœur du débat : une pos­si­ble vis­ite des lycéens à l’Elysée. Au bout d’une heure de dis­cus­sions houleuses, David, qui est venu de Bay­onne avec sa petite amie et qui ani­me le débat, renonce à met­tre tout le monde d’ac­cord et passe la main.

Le ton monte vite. Tous savent que c’est le dernier soir qu’ils passent ain­si réu­nis. Cha­cun songe à ce qu’il fau­dra dire à la presse le lende­main, à la meilleure manière d’in­car­n­er l’u­nité tant souhaitée. Il y a ceux qui esti­ment qu’il faut accepter l’invitation prési­den­tielle — si elle est con­fir­mée — afin de porter le mes­sage au som­met de l’Etat. Ceux qui craig­nent la récupéra­tion poli­tique. Les tracts que les jeunes ont pré­parés résu­ment bien cette dernière idée : « Notre marche est apoli­tique et non syn­di­cal­iste, elle est ouverte à tous ! » Y com­pris au président ?

Dans le gymnase qui accueille les lycéens marcheurs, les débats s'enveniment.
Dans le gym­nase qui accueille les lycéens marcheurs, les ten­sions mon­tent à la veille du dernier jour (3millions7 / L. Le Runigo)

Témoins de ces ten­sions, Jean-Bap­tiste, l’un des lycéens bor­de­lais, tente de rel­a­tivis­er. « On n’a plus le choix, main­tenant qu’on est médi­atisé. Et on ne peut pas faire faux bond aux gens qui nous ont soutenu. On ne peut pas dire : “on s’est engueulé on ne veut plus le faire”. For­cé­ment on ne peut pas plaire à tout le monde. On se retrou­ve dans une sit­u­a­tion avec des diver­gences d’opinion énormes. Quand on passe une semaine et demi avec les mêmes per­son­nes, il y a for­cé­ment des pétages de câbles. Il faut trou­ver des com­pro­mis. »

Autre point de désac­cord : la ligne édi­to­ri­ale de Char­lie Heb­do. Cer­tains trou­vent la dernière Une choquante. Hugo, 17 ans salue au con­traire « le courage excep­tion­nel » des car­i­ca­tur­istes sur­vivants. Même s’il avoue n’avoir jamais acheté le jour­nal satirique. D’ailleurs le lende­main à la gare de Créteil, il est loin d’être le seul à feuil­leter les pages de l’heb­do­madaire pour la pre­mière fois. En quelques min­utes, les quelques numéros de “Char­lie Heb­do” exposés en kiosque sont vite écoulés par les lycéens.

Pour autant sont-ils tous prêts à brandir une pan­car­te “Je suis Char­lie” lors de la marche ? Selon Daniel, quin­quagé­naire fran­co-iranien qui a rejoint les lycéens à Orléans, cer­tains s’y refusent.

Daniel, la cinquantaine et Esmaa, lycéenne de 18 ans défilent côte à côte.
Daniel, la cinquan­taine et Esmaa, lycéenne de 18 ans défi­lent côte à côte (3millions7 / L. Le Runigo)

Lui, a décidé de la porter fière­ment autour de son cou. Con­damné à mort dans son pays pour son engage­ment dans les forces com­mu­nistes kur­des, Daniel a fui le régime des Mol­lahs pour s’installer en France en 1985. « Pour les Français, la lib­erté d’expression c’est quelque chose qui sem­ble acquis. Pour­tant c’est encore un rêve pour 90% de la pop­u­la­tion mon­di­ale. Ce n’est pas parce que vous avez ça en France que c’est quelque chose de nor­mal ! (…) Ce que je retiens c’est que la plu­part des gens qui sont là ne sont là pas seule­ment pour Char­lie Heb­do, mais une peur, une peur de ne plus pou­voir vivre ensem­ble, et des amal­games. ».

Touché par l’élan de cette jeunesse, Daniel se désole de l’absence de sou­tien de la part des élus, et d’associations telles que SOS Racisme ou la LICRA. Les seules aides finan­cières provi­en­nent de la Fédéra­tion lycéenne et des pré­fec­tures qui ont accep­té d’héberger et de nour­rir les marcheurs.

Esmaa n’a pas eu ce prob­lème. Le directeur du lycée privé musul­man Aver­roès de Lille, où cette jeune fille de 18 ans étudie en ter­mi­nale lit­téraire, a pro­posé de financer un héberge­ment à l’hô­tel pour six de ses élèves. Esmaa est ravie d’être là. « Ton voile, il t’al­lait mieux en noir », lui lance un jeune marcheur. Ça ne fait que trois jours qu’ils sont là, mais déjà elle a l’impression d’avoir tis­sé des liens indéfectibles.

Un jeune organisateur démarche dans la rue pour grossir les rangs de la marche.
Un jeune organ­isa­teur démarche dans la rue pour grossir les rangs de la marche (3millions7 / L. Le Runigo)

“J’ai ren­con­tré des gens telle­ment dif­férents. Des gens avec qui je n’au­rais jamais eu l’oc­ca­sion de par­ler en temps nor­mal”. Sa ren­con­tre avec Antho­ny, un punk de 19 ans l’a par­ti­c­ulière­ment mar­quée. Antho­ny le lui rend bien et la taquine gen­ti­ment. Sa cein­ture ornée de fauss­es douilles de balles, son bracelet à pointes et ses pierc­ings à la lèvre invit­eraient presque à la gueril­la anti-système.

Mais il ne faut pas s’y tromper, “Punky” est un agneau. Après avoir un moment adhéré au mou­ve­ment « antifa » et mul­ti­plié les man­i­fes­ta­tions, il est aujour­d’hui con­va­in­cu que la marche à laque­lle il par­ticipe est la forme d’action la plus intel­li­gente à laque­lle il ait jamais pris part. Celle-ci a l’a­van­tage d’être pacifiste.

Anthony, alias "Punky" 19 ans, aime le concept de la marche.
Antho­ny, alias “Punky” 19 ans, aime le con­cept de la marche (3millions7 / L. Le Runigo)

« C’est un peu une utopie réal­isée, une preuve con­crète qu’on peut vivre ensem­ble. Mon­tr­er que c’est pos­si­ble d’être sol­idaires. »

Le cortège est à présent à Paris, du côté de la Porte de Vin­cennes pour un moment de recueille­ment devant l’épicerie Hyper Cash­er. L’urgentiste Patrick Pel­loux, sur­vivant de la rédac­tion de Char­lie Heb­do, rejoint les jeunes et leur témoigne son sou­tien.  Puis au siège du jour­nal sin­istré, l’é­mo­tion gagne en inten­sité. Plus de trace des ten­sions de la veille. Les marcheurs s’embrassent, tous pro­fondé­ment émus.

L'urgentiste Patrick Pelloux rencontre les principaux acteurs de la marche pour l'unité devant l'hyper casher de Vincennes.
L’ur­gen­tiste Patrick Pel­loux ren­con­tre Redouane, à l’ini­tia­tive de la marche pour l’u­nité devant l’hy­per cash­er de Vin­cennes (3millions7 / L. Le Runigo)

Sous les applaud­isse­ments de quelques anonymes, les lycéens enton­nent une dernière fois leur hymne : « Dans les rues parisi­ennes, les citoyens chan­taient : lib­erté on t’aime et on veut te garder, lib­erté on t’aime et on va te sauver, et si les bar­bares s’en mêlent on con­tin­uera de marcher. »

Ils n’ont peut-être pas changé le monde mais tous ont le sen­ti­ment de sor­tir gran­dis de l’ex­péri­ence. Comme le résume Hugo, «Il y a dix jours j’avais 17 ans, j’en ai 45 aujourd’hui ».

Pho­to d’en-tête : La “marche pour la lib­erté et l’u­nité” dans les rues parisi­ennes (3millions7 / L. Le Runigo)