Sécurité

Des moyens pour les renseignements, mais pas de coopération européenne

Le plan lancé par Manuel Valls, qui prévoit le recrutement de près de 2700 personnes et plus de 700 millions d'euros d‘investissement, doit permettre d’améliorer la capacité de réponse des services de renseignement français. Mais le gouvernement ne pourra pas les pousser à partager plus leurs informations, notamment à l’échelle européenne.

À chaque événe­ment trag­ique les mêmes ques­tions. Pou­vait-on l’éviter ? Com­ment ? Et quand il s’agit de ter­ror­isme, les regards se tour­nent tous dans la même direc­tion pour trou­ver des répons­es, et chercher un respon­s­able : les ser­vices de renseignement.

Les frères Kouachi, comme Mohammed Mer­ah avant eux, étaient sur­veil­lés, placés sur écoute, suiv­is régulière­ment dans leurs déplace­ments. Pour­tant, ils ont pu tromper la vig­i­lance des forces de l’ordre pour pré­par­er l’attaque con­tre Char­lie Heb­do, le 7 jan­vi­er dernier. Plus préoc­cu­pant encore, Ame­dy Coulibaly, l’auteur de la fusil­lade de Mon­trouge et de la prise d’otage de la porte de Vin­cennes, est passé sous les radars de la DGSI, la Direc­tion générale de sécu­rité intérieure, mal­gré une pre­mière con­damna­tion à cinq ans de prison dans une affaire liée au terrorisme.

Un échec ? Sans aucun doute. Une faute ? C’est moins évi­dent, tant la charge de tra­vail est immense pour les ser­vices de renseignement.

Dans les colonnes de Libéra­tion le 11 jan­vi­er dernier, le crim­i­no­logue Alain Bauer met­tait en avant un défaut dans l’analyse des don­nées recueil­lies. « La col­lecte du ren­seigne­ment est excel­lente en France, expli­quait-il. L’intervention sur sit­u­a­tion de crise est excep­tion­nelle. Mais l’analyse est défail­lante. » Ce con­stat n’est pas lim­ité à l’Hexagone. Il est lié à la nature même du tra­vail mené par ces services.

« C’est un prob­lème dans tous les ser­vices de ren­seigne­ment du monde, estime Jean-Dominique Merchet, auteur du blog Secret Défense et spé­cial­iste des ques­tions mil­i­taires. Ils ont énor­mé­ment de ren­seigne­ment brut. Et 99% des infor­ma­tions n’ont aucun intérêt. » Ancien con­seiller auprès du min­istère de la Jus­tice belge et créa­teur du site securiteinterieure.fr, Pierre Berthelet dresse un état des lieux similaire :

« C’est très dif­fi­cile quand on a énor­mé­ment d’informations. Il faut être capa­ble de faire des recoupe­ments avec ce qui a été trou­vé ailleurs. C’est un véri­ta­ble défi. »

735 millions d’euros supplémentaires investis dans la lutte contre le terrorisme

Un défi que le gou­verne­ment de Manuel Valls a pris très au sérieux après les évène­ments des 7, 8 et 9 jan­vi­er derniers. Mer­cre­di, le Pre­mier min­istre a annon­cé la créa­tion en trois ans de 2 680 postes sup­plé­men­taires con­sacrés à la lutte con­tre le ter­ror­isme. 1 400 iront au min­istère de l’Intérieur, 500 pour la seule DGSI.

Au total, le plan coûtera près de 735 mil­lions d’euros. Une ral­longe budgé­taire qui va s’ajouter aux 1,2 mil­liards d’euros déjà dépen­sés chaque année pour faire vivre les dif­férents ser­vices impliqués selon les chiffres de la délé­ga­tion par­lemen­taire du renseignement.

L’enjeu est d’autant plus impor­tant pour la sécu­rité intérieure, en pleine muta­tion, avec le rem­place­ment de la DCRI (Direc­tion cen­trale du ren­seigne­ment intérieur) par la DGSI en avril dernier. Le but : pou­voir recruter des ana­lystes dis­posant de pro­fils plus var­iés. « Le ren­seigne­ment intérieur dépend de la police où il n’y a pas une vraie cul­ture de l’analyse, souligne Jean-Dominique Merchet. Ils ont pris con­science de ce besoin et ont évolué. Avant, ils ne pou­vaient pas embauch­er des soci­o­logues et des anthro­po­logues, par exem­ple, parce que c’était une direc­tion de la police et qu’il n’y avait pas ce type de pro­fil à dis­po­si­tion. Le pas­sage à la DGSI va leur per­me­t­tre de recruter plus facile­ment à l’extérieur. »

« Quand vos activités sont clandestines, vous ne les mettez pas sur la table… »

Autre axe de tra­vail pour le gou­verne­ment, la coopéra­tion avec les autres ser­vices de ren­seigne­ment sur le con­ti­nent. Mais ce chantier-là est bien plus dif­fi­cile à men­er. Les min­istres de l’Intérieur européens se sont déjà réu­nis après les atten­tats, et doivent se retrou­ver à nou­veau cette semaine. « Nous nous sommes engagés à ren­forcer nos échanges d’information », a déclaré Bernard Cazeneuve à l’issue de la pre­mière réunion.

Une bonne volon­té poli­tique affichée qui risque de ne pas aboutir. « Les ser­vices de ren­seigne­ment eux-mêmes sont les fac­teurs de résis­tance à l’européanisation du ren­seigne­ment, explique Pierre Berthelet. Ils manip­u­lent de l’information sen­si­ble et ils ne veu­lent pas la com­mu­ni­quer. Les hommes poli­tiques sont aus­si très hyp­ocrites. Au nom du respect de la sou­veraineté, les Etats mem­bres veu­lent garder les rênes du ren­seigne­ment. » L’exemple d’Europol, conçu pour faciliter les échanges entre les polices européennes, est par­ti­c­ulière­ment révéla­teur. « Europol dis­pose des capac­ités d’analyse mis­es au ser­vice des Etats mem­bres mais il est large­ment boudé par les ser­vices de ren­seigne­ment nationaux », souligne l’expert.

« Le ren­seigne­ment est sou­vent clan­des­tin, surtout quand vous n’agissez pas sur votre ter­ri­toire, vous ne met­tez pas ça sur la table pour le racon­ter à tout le monde, ajoute Jean-Dominique Merchet, qui ne croît pas à une coopéra­tion à l’échelle con­ti­nen­tale. Il y a en per­ma­nence des flux d’échange, mais pas spé­ciale­ment en Europe. C’est tou­jours du don­nant – don­nant, entre deux ser­vices. On donne ce que l’on veut. Et plus on en donne, plus on en demande. Et ce sys­tème-là fonc­tionne assez bien. » Le monde du ren­seigne­ment a pour répu­ta­tion de faire évoluer ses principes lente­ment. Mais sur ce point, il risque fort de rester fidèle à lui-même.

Pho­to : Le min­istre de l’In­térieur Bernard Cazeneuve (Patrick Kovarik / AFP)